(Article de Paol Keineg, auteur.)

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La chute de l’ange rebelle est le premier texte de Roland Fichet que j’ai eu entre les mains, et on ne saurait imaginer meilleure introduction à ce qui est devenu, et n’arrête pas de devenir, l’une des œuvres majeures du théâtre contemporain.

Tout d’abord, qu’est-ce qui fait de La chute un texte de théâtre ? Rien, si ce n’est qu’il est signalé comme tel par les Éditions Théâtrales et qu’il a été monté par Claudia Stavisky et joué par Valérie Dréville. Ce texte n’a, a priori, pas de statut littéraire précis. On est dans le conte : il y a le narrateur, la méchante mère et les onze sœurs. On est dans un roman qui fait tenir le monde entier dans une salle de bain, et le narrateur y tue et retue sa maman, se laisse tuer, refuse de mourir. On est dans un poème qui aurait la densité et l’éclat d’un bloc de houille, entre asphyxie et grâce hallucinée.

Qu’est-ce donc que cette histoire de duel à mort, de chute dans le vide, de rédemption hypothétique ? Le narrateur prend ses précautions, bien informé pour son âge (au fait, quel âge a-t-il ?), qui rejette les explications faciles, « l’inceste, la schizophrénie, la perversion ». Ces mots-là ne peuvent dire les débordements de sens, dans un univers où la folie est maîtrisée pour mieux se déployer. Freud n’est pas loin, mais alors un Freud poète (il l’était), quand les trois totems, Squelette de Vénus, Tourment d’Extase et Le Bal, s’érigent contre les tabous. La chute de l’ange rebelle est une surprenante, et proprement diabolique, chambre d’échos : les mots sortent, se cognent les uns aux autres, se répondent comme en des miroirs, à l’infini, et même si on cherche à comprendre, il n’est pas nécessaire de tout comprendre, on comprend tout sans comprendre, parce qu’on a déjà été là, parce que ces phrases prodigieuses on les connaissait déjà, elles viennent à nous avec une évidence merveilleuse. C’est pourquoi, même la mythologie personnelle de Fichet (les Aboyeuses, le Stylite, le petit porcher breton) ne déroute pas, mais produit un effet multiplicateur.

Tout est dans le titre, après tout : la révolte du plus beau des anges, sa chute dans les ténèbres, la lutte du bien et du mal. Jésus, Judas, Marie-Madeleine, le Golgotha. On n’était pas habitué à pareil langage, à pareilles références dans le théâtre de 1991, où l’on observait le silence sur la religion, la révolution, la métaphysique, et même l’amour et la mort. À présent, nous sortons des années où il n’était pas souhaitable de parler à partir de quelque part, et je ne parle pas forcément d’un lieu. Tout n’est pas à rejeter dans le post-modernisme, loin de là, mais depuis le 11 septembre 2001, et plus encore depuis la guerre américaine en Irak, il a fait la preuve de ses limites. Comment faire face aux fondamentalismes, si tout équivaut à tout, avec quelles armes se battre ? La Chute de l’ange rebelle, sans tomber dans la leçon de morale, nous aide à y voir. Elle est de ces œuvres qui aura ouvert des voies nouvelles.

Poursuivons. Au centre exact du monologue, dans la séquence 15, l’une des plus longues, le narrateur a pour ambition de « cultiver [s]es mots propres », de « favoriser le déploiement de mots inouïs, vifs comme de petites poules de Barbarie ». Au lieu de cela, il reçoit les mots de sa mère, la « suave violence de leur séduction », qu’il repousse au moyen de « sabirs extravagants » et d’« d’onomatopées ». « Comme un petit Bonaparte de la langue je conduis des assauts qui ne manquent pas d’astuce, de sens tactique… » ; « pour effectuer ce formidable travail de substitution, soldat contre soldat, je lui ai fait saigner les mots et j’ai ainsi pétri d’impossibles phrases ». Renonçons tout de suite à une traduction politique réductrice. On n’entre pas là-dedans avec ses gros sabots. Au bout de son combat contre la langue de la mère, abandonné par le père, privé de langage, le narrateur renaît, et c’est un autre qui lui « parle dans cette musique râpeuse, ardue ». Toute poésie passe par la guerre des langues, par une guerre contre la langue.

La pièce de Fichet (admettons que c’en est une, puisque l’auteur l’a voulu ainsi), je la range sans hésiter parmi les œuvres qu’on appelle classiques. Elle renferme assez de sens pour traverser les âges. Les privilégiés qui étaient à l’Odéon en 1991, et je n’en étais pas, hélas, ont eu bien de la chance. Qui nous la redonnera, qui nous la fera entendre à nouveau, plus vraie, plus actuelle que jamais ?