(étude rédigée par Marine Bachelot — janvier 2005)

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Il serait sans doute réducteur et erroné de considérer Animal comme une pièce à sujet historique, ou même politique, stricto sensu. Ou comme une pièce à clé, dont il faudrait déchiffrer la complexité ou décoder la fable au travers de l’écran du langage. De toutes les façons, la pièce de Roland Fichet déjoue les attentes et les désirs trop volontaristes d’interprétations socio-historique ou socio-politique.

La dimension historique dans Animal, ni cachée ni omniprésente, affleure plus ou moins, proche et lointaine à la fois. Échos assourdis dans la forêt, avec des moments de condensation plus intenses. L’histoire est là bien sûr, même déjà-là, dès lors que le récit prend en charge des personnages issus d’Europe et d’Afrique : les mouvements humains et historiques entre les deux continents, séculaires, complexes, chargés, sont toujours en devenir. Si les personnages d’Animal sont pris dedans, ils ne semblent pas immobilisés par eux. Ce n’est pas le fardeau historique qui sculpte leurs destins.

Partant à la recherche des traces et des manifestations de l’histoire dans la forêt dense de la pièce, de ses modes de traduction dans l’écriture, on peut d’ores et déjà relever quelques traits originaux, quelques figures caractéristiques : le renversement (le fait d’aborder l’histoire à travers des fenêtres et des angles inattendus); la révélation (qui amène sur le terrain mythique et religieux d’une histoire révélée) ; le prisme de l’intimité (le point de vue historique passe par l’intimité de l’auteur).

À cela il faut ajouter l’importance de la fable, la primauté de la petite histoire sur la grande, en quelque sorte. Il semble bien que Roland Fichet s’attelle avant tout au plaisir de la fable et de la fiction, à la vibration humaine de ses personnages, à leurs rapports brutaux et délicats, leurs cheminements dans l’espace, le temps, le monde, la langue aussi. Et à la sensation au monde qu’ils traduisent. Tout cet infra-historique nous ramène à l’histoire, évidemment. Reste que les personnages d’Animal campent des humains étranges et surprenants. Aux prises avec des destins complexes et ambigus, ils échappent aux catégories existantes, échappent souvent aux démonstrations et aux dénonciations. C’est peut-être d’abord aux personnages et à la fable qu’il s’agit d’être attentif pour lire, écouter, chercher à entendre la pièce.


Destins complexes, renversements, révélation

Fricaine, la femme noire qui a aimé le chasseur Kalonec du « grand amour », abandonnée, délaissée, par un homme autant que par la nature et les animaux eux-mêmes, a organisé, après le départ de l’homme Blanc, l’exécution méthodique de tous les animaux. Avec Nil et Iche ses complices, elle a fabriqué, dans la cour de la concession, le mur de briques où sont fossilisés les cadavres des bêtes. C’est dans ces conditions que Kalonec revient sur son domaine et découvre le désastre.

On sent que le destin de Fricaine est marqué par une rupture qui rend tout retour en arrière impossible, qui jette le personnage dans une fuite en avant. Mais il n’y a pas de détermination claire, de sens caché, d’interprétation univoque. La fable s’éprouve, se ressent, laissant à chacun le soin de puiser des éléments qui font sens et sensible. De faire se lever les images, les fantômes qu’elle suscite.

À l'endroit du mur de briques, peuplé de restes et de fantômes animaux, a lieu une révélation, qui ouvre une brèche, crée un éclairage qui transcende la fable.

Cette révélation, le pivot de la pièce peut-être, n’advient pas de n’importe où : elle passe par Chienne, le personnage animal du texte, victime ressuscitée du crime originel de Kalonec, remontée à ses trousses du ravin où les autres l’avaient jeté.

Chienne, telle une déesse animale, dessine sur le mur une scène et s’adresse à Iche, la prétendue idiote. Et lui raconte une histoire, celle d’Abraham et du Bélier. Voilà le mythe biblique soudain décalé, renversé [1], ouvrant des pistes d’interprétation vertigineuses :
« Dieu Abraham Isaac le bélier. il fait beau. il entre en scène. qui ? l’animal. bélier chien taureau biche sanglier c’est égal. c’est un bélier. le geste de l’homme couteau levé au-dessus de l’enfant. c’est parti. sur qui ça retombe sur qui le couteau ? l’animal.
le bélier.
il est entré en scène a pris sa place sous le soleil la place de celui qu’on tue.
Dieu est content. le voilà dans le camion l’animal. dans la bétaillère l’animal. en route pour l’abattoir l’animal. viens ici bélier prends ta place pour les siècles des siècles. [2] »

Choc, condensation, révélation : troublante, la re-visitation du mythe biblique ouvre un chemin tracé au couteau dans l’histoire, partant du meurtre originel de l’animal par Dieu guidant la main de l’homme.

Et Chienne de détailler ensuite avec Iche, dans une très belle séquence de la pièce, tous les fragments des cadavres d’animaux contenus dans le mur de briques. Ce mur qui devient, au-delà de l’ici et maintenant de la fable, le cimetière-mausolée de tous les animaux morts à travers l’histoire. Le crime de Fricaine et de ses acolytes perd son caractère anecdotique, circonscrit dans la fable. Et le " sujet d’actualité " (la mort des animaux) est soudain déplacé de son champ : il acquiert une dimension historique, plongeant ses racines dans un mythe judéo-chrétien quasi-programmatique. On est dans le champ d’une histoire révélée, du domaine mythique et religieux, nullement d’une histoire historienne. On est dans la fiction, le mythe, non dans l’analyse socio-historique ; mais celle-ci pourrait bien en être éclairée, enrichie, épaissie. Roland Fichet ouvre des fenêtres dans l’inconscient de l’histoire.

Dans la révélation de Chienne, le parallèle Kalonec-Dieu est explicite. La parole de l’animal prend même des accents ironiques et accusatoires :
« Je sais qui se prend pour Dieu
dans cette histoire
dans l’Histoire
imbécile [3] »

Dans la bouche de Chienne (d’ailleurs le seul personnage auquel l’auteur permet d’assumer un méta-discours), le saut de la petite à la grande histoire est défini ouvertement ; et à ce seul moment de la pièce, la figure historique du colon semble implicitement stigmatisée. Surtout le colon « caïd du négoce », « incarnation du commerce », tel que se définit lui-même Kalonec. Kalonec, qui a l’exploitation de la nature et des êtres dans le sang, est-il pour autant un salaud ? A en croire l’inscription inscrite sur une peau de bête accroché sur le mur au début de la pièce, « Dieu est mal ». Kalonec aussi, mal et malade, recousu de partout. Kalonec, c’est également l’homme qui veut « reprendre la beauté à zéro », grâce à Willi. L’homme qui sait que dans le chant vertical de Willi, le Noir albinos, réside bien autre chose qu’une source mercantile, qu’un succès de music hall pour l’Europe : un accès à la transcendance perdue, par la beauté ; un accès au divin, ou à quelque chose qu’on ne sait plus nommer. Ce pantin, ce père présumé qui se débat dans l’eau du fleuve, hélant Willi, sans jamais pouvoir atteindre la verticalité sublime du garçon perché sur le hamac tendu entre deux hauts troncs d’arbres, touche et émeut. Lui aussi est un perdant, un pauvre bougre, un corps et une âme cassés, qui à l’histoire n’a pas gagné grand chose. Comme les autres personnages d’Animal. Eux aussi des perdants, des concassés de l’histoire.


Traversées sans issue, naturalisations

Après avoir liquidé la concession dévastée, faisant exploser le mur à la dynamite et recueillant sur eux les vestiges animaux comme une seconde peau, ils sont partis sur le pick-up à travers la forêt. Ils ont rencontré le fleuve et les impossibles retrouvailles avec Willi, ont continué leur chemin jusqu’à l’aéroport, pour la France.

Traverser, passer de l’autre côté, des dizaines, des centaines d’êtres le font tous les jours, dans la réalité. Ici, à mille lieues du documentaire, les personnages d’Animal poursuivent leur destin chaotique. Leur voyage prend brusquement fin entre les parois de verre d’une cabine téléphonique à Roissy-Charles de Gaulle. Tous les quatre, Kalonec, Fricaine, Nil et Iche s’entassent entre les murs de verre : l’espace d’une fusion, de rapports très étroits entre les corps, peut-être d’une ultime extase. L’espace aussi d’une glaciation à venir. Composant un numéro sur le clavier hyper-moderne de la cabine, Iche entend leur destin sur le répondeur : « Wladimir Arcelich, taxidermie». Ils seront donc « naturalisés ».

Là encore, Roland Fichet s’amuse à déplacer les attendus, à déjouer le langage du champ politique et social, à tirer le lexique très concrètement vers sa fable : quoi de plus drôle, de plus cruel qu’un amas de Noirs et de Blancs « naturalisés », au sens propre, dans un aéroport international ?
Chienne, la déesse animale, se tient aux aguets à l’extérieur de la cabine, comme elle se tenait devant le mur-mausolée renfermant les animaux. Gardienne de ces humains en boîte, sous verre, témoin de la transparence.


Vitalités et animismes, avant la glaciation

À l’opposé de la naturalisation, la nature vivante, la nature à l’état sauvage. Celle-là même dont la destruction est entamée et imminente dans Animal : les personnages y ont œuvré en tuant les animaux, les bûcherons s’apprêtent à abattre la forêt avec leur armée de tronçonneuses, et la mettront à bas. Pas de discours écologiste masqué là. Plutôt l’image d’un cosmos qui s’effondre.

Dans Animal, tant qu’elle est là, la nature parle aux humains, et les humains parlent à la nature. Animal est une pièce animiste, certainement. Une forme de dialogue avec la nature, avec les éléments, avec les animaux ou ce qu’il en reste, semble chez les personnages reprendre avec le retour de Kalonec, déclencheur et libérateur de parole. L’animisme, ne serait-il pas ici, autant qu’une pratique séculaire, une façon pour les personnages de reprendre prise, de ré-habiter, réhabiliter, ré-enchanter le monde, par la parole ?

Chez Max Weber, le « désenchantement du monde » [4] est la conséquence directe de l’implantation d’un capitalisme qui cherche à réduire scientifiquement, à rationaliser et exploiter le vivant, la nature, l’humain — sans parler du langage. La capitalisme brise l’unité du cosmos. Le cosmos est déjà bien fissuré, bien brisé au début d’Animal (« Dieu est mal »). Mais même après le désastre, on peut ré-enchanter le monde : la langue minimale, vitale, la parole concassée et musicale des personnages d’Animal, adressées aux humains autant qu’à la nature, aux éléments, aux animaux, en sont la preuve vive et vivante.

L’ouverture au monde et le dialogue inaugurés ne peuvent par contre, semble-t-il, que s’étouffer et s’éteindre dans l’espace de l’aéroport, espace surmoderne, cybercapitaliste, d’où toute nature et tout vivant semblent absents. Dans l’aéroport, dans la cabine téléphonique, mondes désenchantés, de même que les corps, la parole se glace et se fige. Les derniers mots de Fricaine, Nil, Iche, à la fin de la pièce, ne sont plus que monosyllabes, suite de voyelles allongées. Avant peut-être le silence.


L’histoire à travers le prisme de l’intimité, de la Bretagne à l’Afrique

La première pièce de Roland Fichet, De la paille pour mémoire [5], écrite en 1983, raconte le départ d’une famille (deux frères, une sœur et leur commis de ferme) de leur propriété devenue inaccessible, appelée à être désertée. Pour partir, une voiture, et à quelques kilomètres de là, la forêt à traverser. Le frère aîné, Jobloup, ne pouvant se résoudre à l’abandonner, tue puis dépèce sa jument et se couvre de son sang.

De la paille pour mémoire se passe en Bretagne, la fable n’a pas les mêmes implications, la langue des dialogues n’a rien de commun avec celle d’Animal. Mais on ne peut s’empêcher de ressentir une certaine parenté entre les deux pièces, qui nous renvoie aux motifs constants qui travaillent l’œuvre de Roland Fichet.

Une grande partie des pièces de Roland Fichet est peuplée de personnages issus de l’univers rural breton qui est le milieu d’origine de l’auteur. Figures de son enfance, histoires de son village, que Roland Fichet met en scène, déplace et réinvente en littérature. Après les mutations historiques qu’il a connues, ce monde rural au sein duquel l’auteur a grandi est aujourd’hui sans doute disparu. Roland Fichet en est un témoin sensible, de l’intérieur ; ce point de vue historique interne, « de l’intérieur » se manifeste dans son œuvre, y compris dans Animal. La série d’entretiens réalisés avec l’auteur ont rendu la chose évidente.

Si Animal se déroule en Afrique, continent où Roland Fichet a pour la première fois mis les pieds en été 2001, dans les versions palimpsestes de la pièce [6], les personnages, encore sensiblement différents, évoluaient dans des univers ruraux, bretons : sur la brèche d’un champ, dans la cour d’une ferme… La pièce a ensuite subi le déplacement géographique décisif qui a bouleversé la fable, les identités, les rapports des personnages entre eux.

D’ailleurs, à entendre Roland Fichet, la langue si particulière des personnages d’Animal résonne avec les dialectes gallo, les parlers des gens de son pays : la construction de la langue littéraire de la pièce s’est constituée pour l’auteur en résonance avec les voix du monde rural de son enfance[7], ainsi qu’avec les façons de parler le français en Afrique. Les entretiens réalisés sur Animal sont d’ailleurs pour Roland Fichet prétexte à un nombre considérable d’anecdotes, de petits récits, les souvenirs de l’enfance bretonne et la vie quotidienne des sociétés africaines. Il y a visiblement en Afrique des situations, des vibrations qui ébranlent le Breton. Qui le ramènent vers l’origine.

Quant au motif central de la pièce, la « mort des animaux », bien en-deçà de sa dimension d’actualité historique, il se trouve étroitement lié à un événement intime de l’enfance de l’auteur : un moment difficile dans la vie d’une famille paysanne, se soldant par la mort brutale des animaux, la liquidation totale des vaches de la ferme, tombées malades. Moment vécu comme un immense deuil, dans une sensation extrême de perte, après laquelle il a fallu recommencer à vivre. La vitalité extraordinaire des personnages dans Animal a certainement à voir avec cet épisode.

C’est dire combien les traces, les manifestations, les vestiges de l’histoire dans Animal, ne sont réellement saisissables qu’à travers le filtre d’une conscience historique intime, celle de l’auteur.

Dans Animal, en dessous de la terre d’Afrique, derrière les paysages, sous la peau des personnages, dans les creux de la fable, il y a des strates de Bretagne, des strates biographiques, des strates d’intimité. Des strates de mémoire.

[1] Dario Fo, dans Le Sacrifice d’Isaac, avait déjà joué à retraiter et renverser cette histoire sacrée, et à en dénoncer, d’un point de vue humain, la cruauté (in Histoire du Tigre et autres histoires, Ed. Dramaturgies, 1984)

[2] Animal, éditions Théâtrales, 2005, p. 34.

[3] Ibidem, p. 41.

[4] Concept développé par Max Weber dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme.

[5] De la paille pour mémoire, Éditions Théâtrales, 1985.

[6] Famille Huron (1999) et Ça va (2001) sont les pièces palimpsestes d’Animal. [+] lire également « D'où vient cet Animal ? »

[7][+] voir « D'où vient cet Animal ? »