(étude rédigée par Alexandre Koutchevsky — décembre 2004)

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La pièce de Roland Fichet place d'emblée le lecteur dans un rapport délicat aux personnages. J’entends ici le mot « délicat » dans un double sens : ce qui ne se donne pas facilement et ce qui doit être approché avec délicatesse, douceur. Ce qui participe en fait d’un même mouvement : le rapport aux personnages n’est pas facile car il est construit avec délicatesse. Il n’est facile ni pour l’auteur ni pour le lecteur de construire un personnage dans la délicatesse.

Par définition nous n’avons que les mots de la pièce pour construire les personnages : que faire ici de cette évidence ? On pourrait la comprendre comme suit : toute pièce de théâtre qui fabrique des personnages — on pourrait aussi parler d’autres formes littéraires mais ce n’est pas le lieu — s’embarque dans un jeu d’équilibre entre le dit et le non-dit. La pièce lance une série de coups de sonde dans la chair du langage : si l’auteur fabrique un personnage comme « l’idiot du village » ou « l’amant » il s’appuie d’emblée sur des figures qui ont déjà un passé littéraire, il choisit d’emblée de prendre en compte ce passé — il n’a pas le choix — et de travailler un style qui écrasera, parodiera, dialoguera avec, jouera avec ce passé littéraire. Le style du personnage comme conflit entre ce que l’auteur veut en faire et ce qui en a déjà été fait dans la littérature.

Pour le lecteur les questions se formulent un peu différemment. S’il a aussi une conscience plus ou moins érudite, sensible, etc. de la figure littéraire, s’il a lui aussi des mécanismes d’auto allumage imaginaire face à « l’amante » ou « l’idiot du village », il n’a, par contre, que les mots de l’auteur pour fabriquer les personnages. Plus précisément : il se doit d’entrer dans le style du personnage, il doit se faire au style, le suivre, il doit composer avec ce que l’auteur concède, refuse, suscite, excite, en matière de construction mentale de personnages.

Par où m’est-il donné de rentrer dans le style des personnages ?

Pour Animal : comment est-ce que je construis des personnages quand aucun d’entre eux ne me donne le sentiment de se rapporter à quelque chose de déjà vu, déjà entendu, déjà lu ?

Car c’est ce qui me touche dans cette pièce : j’ai le sentiment de partir de zéro pour construire mes personnages. Je ne me dis jamais au cours de ma lecture : « tiens, ce Willi ça me rappelle quelqu’un dans une pièce que j’ai lue un jour… » ou « ah cette Chienne ça me fait penser au type qui, autrefois, chez mes parents… » non tout cela je ne me le dis pas. Si je pose Animal, que j’arrête ma lecture pour réfléchir, alors oui je vois des filiations, des héritages, des noyaux de personnages en provenance d’autres pièces de Roland Fichet. Je vois des formes romanesques, des figures poétiques. D’autres pièces, d’autres auteurs. Mais voilà, quand je lis Animal j’ai l’impression de chercher en permanence des façons de lire, je dois chercher mes outils de lecture dans l’enchainement-même des mots. Je ne suis pas face à une langue étrangère mais je ne suis pas non plus dans l’aisance de ma langue. Du coup, rien ne se livre simplement pour ce qui est de la construction des personnages. Ma dépense vitale, ma dépense de lecteur m’emporte tout entier dans l’effort de la construction mentale. Je pars des mots, de l’intérieur de la pièce : à mesure que les personnages réapprennent à parler je réapprends à lire. Les personnages me forcent à les suivre, me forcent à partir de rien ou presque : ils disloquent d’emblée, je disloque d’emblée (dis-loquer : parler de travers ? parler dans plusieurs directions ?).

Au fur et à mesure de ma lecture, cette sensation se précise de la façon suivante : Les styles du langage de Kalonec, Fricaine Nil et Iche, naviguent entre trois sphères : celle des fous, celle des enfants, celle des sauvages.

Ce qui laisse à penser que les personnages d’Animal ont quelque chose des fous :
– Quelques actes en apparence hors de toute logique rationnelle comme s’enfermer à quatre dans une cabine téléphonique.
– Leur quasi-totale absence aux rythmes du quotidien, ils semblent déconnectés de toute réalité pragmatique (manger, dormir, se déplacer, respecter des horaires), leur affaire est ailleurs, sur un autre plan de réel. Il faudrait analyser de près comment se fabrique l’espace-temps dans Animal. La mise en scène donnera là-dessus des angles d’attaque décisifs.

Ce qui laisse à penser qu’ils n’ont rien de fou :
– Ils ne développent pas de pathologies clairement identifiables.
– Leur langage, bien qu’inouï, syntaxiquement sismique, toujours écartelé entre le signifiant et le signifié, communique, transmet les informations nécessaires pour s’entendre, se comprendre et agir ensemble (ils vont quand même tous chercher Willi, ils parviennent quand même tous à prendre l’avion pour la France). Leur langage conserve une valeur d’efficience pragmatique.

Ce qui laisse à penser que les personnages d’Animal ont quelque chose des enfants :
– Quelques moments dans leur syntaxe donnent cette impression d’une langue non encore maîtrisée, en cours d’apprentissage, pleine d’essais (comme les effets de raccourcis par exemple) :
« Iche. – tout stop. machines camions tracteurs tout en panne. »
[...]
« Fricaine. – qui Noé. Noé qui. Kalonec Noé. Kalonoé ? »

Ce qui laisse à penser qu’ils n’ont rien des enfants :
– Ils ont des préoccupations d’adultes. Ils sont malins comme des adultes et jouent comme des adultes (Iche qui met la main dans la poche de Kalonec). Leur vocabulaire n’est pas celui d’enfants, ils utilisent des mots d’adultes.

Ce qui laisse à penser que les personnages d’Animal ont quelque chose des sauvages (hommes dits « primitifs ») (hommes qui étymologiquement (silvaticus) vivent dans la forêt, ce qui est leur cas) (hommes aux moeurs brutales) :
– Assommer quelqu’un avec un pied de vache (ce qui veut déjà dire que tu as un pied de vache sous la main) (ce qui nous ramène du côté des fous).

Ce qui laisse à penser qu’ils n’ont rien de sauvages :
– Leur langue n’est pas celle de sauvages qui sortiraient de la forêt et se mettraient à essayer de parler comme les blancs (à l’image de films comme La forêt d’émeraude ou Tarzan), ce ne sont pas des juxtapositions de termes non-maitrisés, c’est leur langue et ils ne la traitent pas tout à fait comme une langue étrangère, on dirait plutôt qu’elle leur est devenue étrangère et qu’ils essaient de la réapprendre.

Ces balancements incessants ne brouillent pas les figures qui se dessinent au cours de la lecture, mais les affinent, les complexifient.
Devenir enfant, devenir fou, devenir sauvage : jouir de la délicatesse que provoquent ces tensions stylistiques.