(Lettre de Anne Bihan, Nouméa, à Roland Fichet. Hormis la citation du film A Beautiful Mind, les phrases entre guillemets dans le texte sont toutes des citations de Roland Fichet.)

Cher Roland,

Ce mois de janvier 2010, tu es venu pour la deuxième fois de ce bord-ci du monde, en Nouvelle-Calédonie, pour y conduire un atelier d’écriture à l’initiative du directeur du Théâtre de l’Ile de Nouméa.

Entre le premier atelier, en juin 2009, et celui qui vient de se tenir, tu as écrit et mis en scène au Théâtre National de Bretagne Comment toucher ? Anatomies 2010. La pièce se passe entre Maty-Ougourou au Congo et Lagos au Nigéria. Et c’est ici, en plein milieu du Pacifique, que tu en as bouclé l’édition. À peine descendu de l’avion à Paris, tu t’es déjà replongé dans les répétitions : Comment toucher ? est programmée au Théâtre de l’Est Parisien dès le 5 mars.

Putain de voyage ! Travail de chien ! La statuette de protection qui désormais t’accompagne, née sur les rives du fleuve mélanésien Sépik, ne sera pas de trop – pas vraiment y croire mais mange pas de pain –, pour cette nouvelle traversée. En attendant, je vais moi tenter de t’écrire ce qui m’a touchée remuée émue interpellée bouleversée dans ce texte. Et surtout quelques-unes des nombreuses questions qui me restent…


États de corps

« Il n’y a que dans les mystérieuses équations de l’amour que l’on peut trouver raison et logique » : cette phrase qu’adresse à sa femme John Forbes Nash, mathématicien schizophrène, lors de la réception de son prix Nobel à Stockholm, dans A Beautiful Mind, le film de Ron Howard qui lui est consacré, vient de venir se ficher dans ma préoccupation du moment. Comment nommer l’empreinte en soi de la lecture faite ici, en Nouvelle-Calédonie, de Comment toucher ? lecture accompagnée d’un entretien avec toi pour tenter d’approcher « au plus près ».

Quoi ? Ce qui a lieu, se joue, s’invente là, dans la chair de la langue, et là où ses béances, l’air « entre », appellent la présence des corps. Vos corps à vous, les acteurs, que nous n’avons fait que deviner, fantasmer, désirer en nos antipodes.

Tu dis, Roland : « La présence des corps est fondatrice du théâtre. Il s’agit de jouer le rapport des corps entre eux, des êtres entre eux. Cette question insistante nourrit mes textes. » Et aussi : « Je suis traversé par ce qui se traduit des corps dans les rapports humains, ce qui s’exprime, l’émotion, l’état des corps, dans quel état sont les corps. »

Est-ce là, dans ce qui de nos corps « nous déborde de toute part », que tu guettes l’in-é-dit. le dit du dedans. du deux-dans. « partage d’altérité ». ce qui, à chaque instant, jamais encore, n’avait été. dit. exprimé. partagé ?


Des coins dans les murs...

Il est des mots qui mettent des coins dans les murs, têtes, corps. Par où la lumière. Obstinément. Il est des « états de corps » où un geste condense à lui seul tout un chaos. Par où l’équilibre. Ne serait-ce qu’un instant. Il est des innocents dont les trajectoires, clouées les mains, n’en finissent pas de faire traces. Par où la vie. Présences.

Dans ton œuvre Roland, très subjectivement pour moi, le premier coin, la première présence, ça a été Suzanne. La blancheur nue du corps de Suzanne. L’empreinte laissée, juste avant de quitter la Bretagne il y a presque 20 ans, par un geste d’écriture, de théâtre osant la tragédie sans (im)posture dans la chair même des êtres et des territoires. Du même coup qui en éventre/évente la malédiction. Un théâtre à grandeur d’homme. Cette émotion-là, jamais avant.


…des archipels cohérents…

En juin 2009, ici à Nouméa, nous avons lu ensemble les Micropièces, L’Africaine, Comment toucher ? Anatomies 2009 à l’occasion d’un premier atelier d’écriture. Des textes dont la matérialité est à l’image de celle des corps. Dense/légère, incertaine/tangible. Avec eux, l’irruption de l’Afrique en Océanie, qui déplace de fait la question de l’autre. Un coup de génie ça, impossible de réduire, comme si souvent, le monde au face à face mortifère entre la lointaine puissance coloniale et nous, confettis d’empire. Définitivement pas une question de couleur l’étrangeté de l’Autre.

Puis l’art des micro-récits, cette écriture fragmentaire, constituant au final des archipels cohérents. Une écriture de la dis-jonction, une matière pleine de jeu, drôle et grave, en quête « d’éclats de vérité ». Cette approche-là, une jubilation.


…ce léger saut

En ce mois de janvier 2010, pourquoi croire si fort lisant Comment toucher ? à ce saut, ce léger saut ailleurs de ton texte, l’un de ces bonds qui marquent une trajectoire d’écriture ? Animal autrement plus radical pourtant en termes d’expérience des limites.

Justement. Pas de coup de boutoir contre les frontières cette fois, mais comme leur passage à un autre état, moins mur, plus rivière, moins mort, plus vif. Un passage de Quoi l’amour à Et si l’amour… nullement dans le discours, mais dans la pulsation même de la langue, une langue indémêlable des corps parce que physiquement elle atteint sa cible, parce que l’entendre, la prendre en bouche, c’est partager cris, pleurs, rires, murmures, tremblements, halètement du respire humain, souffle du mourir et du jouir.

Me régale aussi cette légère claudication que j’y entends, « ce léger déboitement du dialogue qui crée du rapport » dont tu joues. « Mystérieuses équations de l’amour… »


Comment toucher ? / la fable

En Afrique, le corps d’un leader charismatique – Niang Saho – tenu pour mort la veille a disparu. Un linceul rouge sur le sol. Comme dans les Évangiles, mais devenu cabane de charbonnier – ah, la foi du charbonnier –, le tombeau est vide. Des témoins l’ont vu vivant. Personne ne l’a touché. La communauté de Blancs noirs que conduisait Niang Saho se désagrège. Face à face ou côte à côte, tous ses membres s’engagent dans un voyage dont il est l’obscur objet du désir.

Mais chacun sa trajectoire.

Pour Ariane-Sylvie Sutter, Niang Saho est vivant. C’est décidé, elle aime, elle doit le toucher, elle partira à sa recherche pour se vouer sans condition à cet amour.

Pour Carina Rosquera qui lui fait face, il est mort. Elle ne veut pas toucher, mais transmuter plutôt toutes les traces laissées par Niang, notamment son livre, Le Masque fêlé, pour s’en libérer.

Pour Michaël, le disciple bien-aimé, qu’il soit vivant est une évidence des sens. Que, devenu prêcheur pentecôtiste, il meurt dans une fièvre d’apocalypse est une nécessité prophétique. Toucher divin.

Pour Dino Galice, qu’il soit mort ou vif n’est qu’un problème à régler pour en finir avec cette quête dérisoire d’une compréhension d’on ne sait quel secret. Foin de l’invisible et des prêcheurs de foi ou de révolution, l’important n’est pas d’être mais de posséder. Tout obstacle à ce vouloir-là doit être éliminé, physiquement aboli.

À leurs côtés marchent Swana/Lou et Zo/Kris, les anges gardiens d’Ariane et Carina, doubles décalés de leurs « maîtresses », en quête d’incarnation. Comme les valets de la tradition, ils donnent la réplique mais poursuivent leurs propres enjeux.

Tout ce petit monde croise enfin des jumelles africaines, Esther Ikoli et Ese Hodji, des hommes, des femmes Nigérianes, Bororo, et les morts-qui-vivent.

D’apparence, la fable est classique dans sa structure. J’ai pensé au Shakespeare du Songe et de La Nuit des rois. Au Soulier de satin aussi va savoir, pour le voyage et ce boitement de Dona Prouhèze peut-être. Pourraient boiter non, certains, dans Comment toucher ? Mais dansent, dansent, déséquilibres rattrapés.

Comment tu t’en arranges, toi, des déséquilibres ? De ce pari tout à la fois d’écrire une pièce qui « assume la question du théâtre et de ses formes », mais témoigne aussi de ta « quête d’un sens fragmenté au cœur d’un présent insaisissable » dans un monde que tu perçois « en exil, en voyage, en déplacement. Tout le monde bouge, c’est vertigineux » ?


Juste vivants

Difficile d’imaginer tes personnages autrement que jeunes, scandaleusement jeunes, capables de plier bagages et brûler en deux temps/trois mouvements ce qu’ils ont aimés. Ou à l’inverse de se consumer sans condition. Non par trahison, non par confusion, mais parce qu’ils sont vivants, simplement vivants.


Ça bat en dedans

Dans Comment toucher ?, comme chez Shakespeare, les vies deviennent des destins, les trajectoires se mêlent, se croisent, se séparent, ça s’emboîte et se désemboîte, ça pérégrine et ça digresse au passage.

Passage des portes – il y en a sept sur scène nous as-tu dit – pour des personnages « qui cherchent l’endroit où leur destinée va prendre corps ».

Expérience physique de l’errance jusqu’en cet instant strictement providentiel où quelque chose s’énonce qui inscrit l’être dans une destinée.

Mais si le texte a pour visée de revisiter ainsi « les instances canoniques du théâtre », il leur fait subir une curieuse transe, celle induite par un monde en tremblements où le mouvement seul permet de conjurer le déséquilibre, et s’incarner, être pleinement au monde, requiert toute l’énergie, toute l’attention.

Toucher / pas toucher ; croire / douter ; aimer / rejeter ; s’approcher / s’éloigner ; se disperser / se rassembler ; fusionner / séparer, mais aussi mort / amour ; visible / invisible ; matériel / immatériel ; voilement / dévoilement ; physique / métaphysique ; arrachement / ravissement… : pour accomplir cette mise en jeu permanente des écarts, la langue est sommée de changer d’état elle aussi, il y a urgence. C’est ce qu’elle fait, assumant son abondance, sa diversité, mais aussi ses trous, ses hoquets, ses syncopes. Peule, latin… si des langues s’y croisent, une langue surtout s’invente. Tu parle Roland de « micro-éclatements tramant un sens qui explose en permanence ». Impression moi de glisser l’œil dans le grouillement de la prolifération cellulaire. La vie malgré ; la mort avec forcément. Ça bat en dedans.


Éclat d’éternité

Éloge du mouvement, du vivant, dirais-tu que Comment toucher ? est une pièce sur le chaos ; un chaos potentiellement porteur d’une nouvelle dynamique de l’univers ?

Son écriture génère pour moi des constellations inattendues. À la géométrie plane elle préfère les mathématiques dans l’espace. Celles de Riemann chères à John Forbes Nash, ou de Lobatchevski, pour lesquelles les parallèles s’éloignent ou se rapprochent à l’infini. Comme dans les fractales, la partie est un tout et le tout une partie : chaque scène porte ainsi sa propre densité, son propre cœur nucléaire sans perdre pour autant sa place dans la totalité à laquelle elle participe. Et c’est ainsi que le doute, l’incertitude, le frottement inédit des mondes, des peaux, des âmes nous convoquent peut-être à vivre « l’incandescence du présent » ; un « éclat d’éternité ».


« De la comédie avec ça »

Évidemment comme voisine, je suis du genre lointaine. Permets-moi quand même de mettre mon grain de sel dans une « question/sensation » que tu partages avec la tienne, de voisine, dans la newsletter n°7. « Comment faire de la comédie avec ça ? » ou « avec le ça ? », te demandes-tu. Comme tu fais dans Comment toucher ? Roland. J’ai ri pendant sa lecture, comme souvent avec tes textes. À gorge déployée par moment, preuve que « l’ancêtre coincé-coincé » dans ma gorge n’en menait pas large. Du coup j’ai bien envie d’ajouter l’élégance à ta trilogie « mobilité, légèreté, disponibilité ». C’est une élégance, toujours je le crois, de « faire de la comédie avec ça ». Ne lâche pas le morceau !


Ecce homo

Sacrée matière / matière sacrée. Ecce homo. N’est-ce pas cela le « cœur brûlant de l’affaire » Roland : ré-enchanter la vie dans l’étonnement d’une lumière d’après la mort décrétée de Dieu, d’une lumière persistante, celle du geste inouïe d’Ariane-Sylvie Sutter disant « J’aime » ?

Fricaine dans Animal, ne laissait rien en vie après s’être abandonnée « jusqu’à la perte de soi. De ses origines » comme l’écrit Frédéric Fisbach.

La dernière parole d’Ariane-Sylvie m’apparaît à l’inverse une épiphanie :
« Tous ces voiles qui nous cachent la beauté nous les déchirerons.
Tu nageras, tu plongeras, tu seras splendide. »

Cher Roland,  j'ai une dernière question, j’aurais dû commencer par là peut-être. Cette histoire de chêne creux et d’ancêtre me tracasse. « Je l’ai aperçu dans un chêne creux, dans la concavité d’un rocher », dit Niang Saho parlant de l’ancêtre qu’il a « coincé dans la gorge ». C’est aussi dans un chêne creux qu’a été retrouvé celui de Suzanne, le Hibou blanc. Est-ce à dire qu’il pourrait être famille ces deux là ? Parce que raison de plus dans ce cas pour en finir avec ceux, ancêtre ou pas, qui « dressent des murs ». Un secret de famille qui se promène de Saint-Brieuc à Lagos et de Lagos à Nouméa, ça crée des liens. Au fait, quelqu’un a-t-il fini par l’ouvrir, la lettre cachetée dans le bec du Hibou blanc ?

À bientôt de te lire.