Lumière d'août. Alexis démarre à L'Aire Libre la mise en scène de la pièce de Laurent Quinton Bastards of Millionnaires. Il m'envoie régulièrement des petits messages. Alexandre nous a quittés pour les rejoindre. Ça me plaît beaucoup ces « passages » entre nous et cette simultanéité de situation. C'est la première fois que nous nous trouvons au même moment aux prises avec la scène de théâtre. Mettre en scène ! (L'énergie têtue d'Alexis m'a toujours ému.)

Le moment de la révélation du chant est un des moments forts du rapport avec les acteurs du pays où nous arrivons. Nous leur demandons de proposer un chant. Ce chant joue un rôle précis : ouvrir avec force la « scène des ancêtres ». Ce chant est lui aussi une petite transe mais une transe chantée, une sorte d'incantation. Ce sont maintenant les acteurs de Folle Pensée qui invitent sur scène leurs partenaires, qui leur ouvrent les portes du spectacle. Damien, à qui j'ai confié le rôle d'assistant à la mise en scène depuis le départ d'Alexandre, dirige la manoeuvre.

Au moment du chant, il fait si chaud que Damien propose une première présentation dans les loges du théâtre. Un vrai moment de joie. Les autochtones ont préparé un chant très tonique avec de belles variations, des trouées sonores. Les miroirs des coulisses multiplient les sept chanteurs, les quatre acteurs-danseurs et le sourire de Aucarré.

Petit déjeuner. Échange avec Princia. Elle se sent désormais comédienne. Princia, sur scène, sait déployer sa beauté. C'est une danseuse. Son corps aime danser et ça se voit. Elle a peu à peu découvert le plaisir qu'elle prend à déployer sa rage. Elle a découvert qu'Anatomies 2009 lui ouvre cet espace, cette rage éclate quand elle joue « Quand je n'ai pas envie que tu me touches tu me touches » et surtout « Rends-moi mon corps… Je ne te demande pas la maison, je ne te demande pas les enfants, je ne te demande pas d'argent, je te demande mon corps. » Nous réfléchissons à la façon d'investir avec encore plus de densité les différentes étapes de son parcours, depuis la première adresse « Tu veux me toucher, je le sens » jusqu'à la dernière « Dans l'état où je suis simple mortelle ». La première adresse est horizontale, directe, elle vise un homme. La dernière est ouverte, verticale, c'est une sorte de prière.

Comment trace-t-elle son chemin d'actrice de l'une à l'autre ?

Pendant l'installation de « Anatomies 2009. Comment toucher ? » sur la scène de Cotonou, le matin du samedi 11 avril, mon oeil est attiré par la coiffure hirsute d'un long cocotier dénudé au-dessus de la scène ; lui fait écho la coiffure tout aussi dressée, tout aussi végétale de Rudolf Ikoli Nkazi qui à ce moment-là, est seul en scène. Je photographie cette résonance africaine.

Rémi Secret, le directeur du CCF, me montre deux articles de journaux qui présentent Anatomies 2009. L'article de « L'autre Quotidien », du jeudi 9 avril 2009, est illustré par une photo, la photo d'un visage. La légende est claire : Roland Fichet, metteur en scène d'Anatomies 2009. Ce n'est pas moi. C'est la photo d'un autre. De qui, je ne sais pas. Un acteur visiblement, les yeux exorbités. Il y a cependant comme une vague ressemblance entre ce visage et le mien. Je pense à Paul Auster, à la façon dont il exploite ce genre de coïncidence dans La Trilogie New-Yorkaise. J'aime l'expression de Paul Auster : La musique du hasard.

13h. Bar de  l’hôtel. Échange  tranquille avec Damien et Marie-Laure sur les endroits sensibles du spectacle. La singularité de chacun des quatre acteurs est une des forces du spectacle. Marie-Laure à côté de Aucarré, c’est déjà toute une histoire. (Marie-Laure dit : « Je suis la pygmée de la distribution. »)

Dans ce spectacle, les appuis des danseurs – Princia et Aucarré – entrent en dialogue  avec les appuis des acteurs – Marie-Laure et Damien. Ils se refilent des élans, des forces, des savoirs. Quels sont les instants faibles du spectacle ? Nous essayons de les identifier et de voir comment nous pourrions ajouter de la puissance. La séquence dansée qui débouche sur des solos-transes continue de me paraître en-dessous de ce que j’avais imaginé.

L’emploi du temps est très serré à Cotonou. Arrivés hier, nous jouons aujourd’hui. Il est 18h, je regarde avec Kocou Yemadjé les acteurs enchaîner un dernier filage rapide. Ils vont rester sur le plateau jusqu’à 19h30, car il y a encore quelques petits problèmes du côté de la lumière. Papythio est derrière son jeu d’orgues.

À 20h30, j’entre dans les loges pour avertir les acteurs que le spectacle ne commencera qu’à 20h50. Ils sont tous les quatre silencieux et tranquilles dans leur imperméable.

Les acteurs béninois sont à leur place dans le public eux aussi silencieux et tranquilles. La nuit est belle, les spectateurs s’installent. Tout est prêt pour la cérémonie du théâtre.

Après le spectacle.

À peine le spectacle terminé, un homme marche droit vers moi, me prend la main, la garde dans la sienne. Il est très ému. « Cette fois vraiment ça valait le coup de venir. Votre sujet, c'est le désir, restez à cet endroit et continuez à creuser. Votre sujet, c'est le désir et la puissance du désir. La puissance du désir ! La puissance du désir ! Vous êtes dedans. Le grand artiste ne s'éloigne jamais beaucoup de son centre, pensez à cela. Vous êtes dedans. Vous savez parler de ça, c'est rare. Spinoza rôde aussi dans votre texte. Dans la dernière partie, celui qui parle contient les autres. Les autres sont en lui. La courbe du spectacle est puissante. Ne lâchez pas le morceau. » Il se présente : Pierre Gerhart, professeur de philosophie. Il me tient toujours la main. Je sens sa chaleur.

Il est toujours délicat de parler dans son propre journal des éloges qu'on vous adresse. Je les escamote quand ils sont anecdotiques mais je tiens à citer ces paroles de Pierre Gerhardt. Elles sont précieuses pour moi et vont peut-être influer sur la suite de ces Anatomies.