Traces des représentations de Sans tuer on ne peut pas au Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine et au Centre Chorégraphique National de la Rochelle au mois de février. Qu’ai-je vu ? Comment ce texte que j’ai écrit tout au long de l’année 2006 m’est-il revenu, une fois métamorphosé par les acteurs et danseurs, par la mise en scène, par le rapport avec les spectateurs ? Je suis encore dans ce mouvement de voir et d’entendre Sans tuer on ne peut pas, dans le flux des sensations que le spectacle a ouvert en moi. Je livre ces traces par petits paquets de cinq.

8 mars. Premier paquet de cinq.

1 – Une femme regarde une autre femme voilée par un écran. Une femme regarde une autre femme voilée par son état d’animal. La pièce commence ainsi : une femme blanche, française, à côté d’une chienne, devant un écran où se meuvent des mains d’hommes soupesant des pierres. Qu’y-a-t-il à voir chez l’autre qui est caché ? Est-ce que ce qui est caché chez l’autre doit être vu par moi aujourd’hui ? Est-ce que l’autre est le prolongement de mon propre corps, sa révélation ? Où est-ce que j’en suis irrémédiablement séparé(e), sexuellement séparé(e)?
Spectacle. Début. Sur un espace candide, une femme-chienne et une femme blanche sont happées par une image. Sur un espace blanc un homme noir danse avec des pierres. Au-delà de cet espace blanc, tout au bord de cet espace, une femme aux cheveux noirs se tient quasiment immobile. Son dos, sa chevelure nous regardent.

2 – Véronika-Mireille Perrier, la femme qui scrute l’écran tient à la main une tablette sur laquelle rien n’est encore peint. Cette surface sur laquelle elle promène un pinceau est vierge de tout signe. C’est seulement une sorte de miroir. Un miroir de ténèbres. La chienne veut savoir ce qui se trame dans ces ténèbres. Elle scrute la planche à dessin-miroir pour y voir. Pour y voir d’un écran à l’autre. Est-ce que quelque chose peut advenir ?  Ce qui peut advenir est de quel ordre ?
De l’ordre de la beauté ? Véronika peint, elle parle d’arbre, d’oiseaux, d’œuvre de Dieu. Elle dit : « J’attends les oiseaux ». Mais la chienne n’y croit pas, l’enjeu ce n’est pas cette beauté-là. Alors laquelle ?
Il y a un suspens, peut-être même un suspense. Il y a de la beauté en jeu, c’est visible : une surface blanche, des fruits éclatants, des pierres peintes et surtout quatre corps offerts. Le plus proche de moi, spectateur, c’est le corps d’un danseur noir, Opiyo Okach, superbe. Qu’est-ce qui se trame du côté de la beauté ?

3 – Nous avons perdu quelque chose, toi, moi, elle. C’est ce que joue la chienne-Marie-Laure Crochant. Perdu quoi ? La puissance (Véronika peint mal) ? la beauté (Véronika et la chienne se vautrent par terre), la tranquillité (elles bougent, écrasent des fruits) ? Elles ne sont plus vierges, voilà, c’est ce qu’on se dit, personne n’est plus vierge dans cette histoire et ça ne s’est pas bien passé.
Vierges ? Innocentes si vous préférez. Elles ne sont plus aptes à la revirginisation tranquille des innocentes (qu’elles soient célibataires ou mariées, les innocentes). Celle qui va venir, celle qui va apparaître sur l’écran va offrir un corps à cette perte de virginité : elle est coupable d’avoir rencontré une vérité au plus profond de sa chair. Moi aussi, je veux être coupable, moi aussi, je veux rencontrer cette vérité.
Heureusement bientôt tout sera fini. Reste cet espoir d’impuissantes.

4 – Qu’est-ce qui sera fini ? Pourquoi faut-il tuer le corps qu’on nous annonce sur l’écran ? Est-il écrit que ces trois corps vont y passer, vont être liquidés ? Ce qui est programmé c’est quoi ? l’anéantissement de quoi ? On va assister, je crois, à la présentation sur un plateau du destin sexuel d’un corps de femme, de ce corps de femme. C’est difficilement supportable. Il y a des endroits où il est difficilement supportable qu’un corps de femme ait un destin sexuel. La chienne et Véronika sont traversées par cette question : ai-je un destin sexuel ? Ont-elles conscience de se poser cette question. Non, sans doute, mais ça les taraude. Elles s’énervent, ce qui est un signe.

5 – Elles sont obliques, elles jouent oblique de plus en plus. Et au fond de la scène une femme (Nacera Belaza) nous cache son visage, une femme qui avance si lentement qu’on pourrait la croire immobile. Aucune de ces femmes ne marche d’un pas ferme et assuré sur le sentier de la vie. Il faut croire que le plaisir s’est retourné en souffrance (s’il y a eu de la joie). On ne va quand même pas juste assister au désarroi de corps de femmes abandonnés. La chienne fait ce qu’elle peut pour remuer sa compagne, de plus en plus épouvantée, tétanisée par ses fantômes. Elle a du mal.
Ah la voici. Qui ? Celle qu’on attendait, celle qui, la femme dite adultère, la voici.
Une apparition qui secoue Véronika, qui charrie avec elle des formes, des couleurs, des textures, qui charrie avec elle du secret.