Exercices de retrovision. Afrique. Le dialogue artistique Cameroun-Bretagne. L’hospitalité réciproque. Deuxième acte à Saint-Brieuc en 2002. L’Africaine et Sacrilèges à la Passerelle, scène nationale de Saint-Brieuc.
2 septembre – 27 octobre 2002 : répétitions et représentations.
8 au 12 octobre : représentations de l’Africaine et de Sacrilèges.
17 au 27 octobre : représentations de Fenêtres et Fantômes dans six communes des Côtes d’Armor.

Septembre 2002. Au Cameroun, à Yaoundé en juin, l’état de grâce. Deux mois plus tard nous tentons le grand saut. Kouam, Dovie, France, Wakeu, Martin, Florisse, Kocou sont là avec nous à Saint-Brieuc, dans cette Passerelle, matrice de tant de nos créations. Le groupe d’acteurs continue son voyage avec Monique, Jeanne, mais aussi Fatou Bâ, Nadine Berland, Laurent Meininger. Et Maurice Srocynski. Et Yannick Noblet. Et Ronan Ménard. À peine revenue à Saint-Brieuc, Annie (Lucas) a mis en chantier L’Africaine et Sacrilèges. Elle a réuni son équipe technique et retroussé ses manches. Deux mois de théâtre. Trois spectacles : L’Africaine, Sacrilèges, Fenêtres et Fantômes. Nous réagissons vite pour donner toutes ses chances à ce qui vibre dans ce groupe d’acteurs africains et européens. Ce qui nous anime : donner de la consistance à ce croisement de forces ; sortir de la fatalité des ateliers sans lendemain (Les stages !). Pièces d’Identités/Fenêtres et fantômes : quelque chose pointe le bout de son nez, un paysage de textes et de formes, s’y enfoncer. Le souffle. La vie. Le souffle de la vie. L’énergie de rencontres inattendues. Nous sommes encore dans l’élan de l’innocence. Profitons-en sans retenue. Tous les artistes de cette histoire sont ouverts et disponibles. Alex Broutard qui vient de prendre ses fonctions de directeur de la Passerelle accueille cette vague de saltimbanques polychromes. Il ouvre ses espaces.

Octobre 2002. L’Africaine de Roland Fichet et Sacrilèges de Kouam Tawa à la Passerelle. Dialogue concret. La pièce de Kouam Tawa se joue dans l’espace forum et L’africaine dans le théâtre à l’italienne. Le public passe de l’une à l’autre dans la même soirée. Le point commun : le village. Les deux pièces se passent dans un village, un village de l’Ouest du Cameroun et un village de l’Ouest de la France. Pour le reste, les deux pièces explorent des rapports dont l’ancrage est très différent. La pièce de Kouam met en scène et en perspective (de pensée) la vérité, le mensonge, les règles et les rites. Le point de focalisation de L’Africaine c’est le désir : le désir d’un homme pour une femme, d’un breton pour une africaine.

Sacrilèges dans l’espace public. La mise en scène d’Annie (Lucas) expose les figures du village de Sacrilèges. Ils s’ébrouent en pleine lumière. Le public fait partie du village, il est accueilli par l’auteur en personne qui raconte son enfance dans son village bamiléké, ce qui l’a mené vers la poésie dramatique et vers ces scènes de justice populaire qui sont le cœur de Sacrilèges (Kouam, quel talent de conteur tu as !). Le spectacle est drôle, affectueux. Les figures du village sont sculptées avec humour (pour chacune une petite composition chorégraphique). Cocasses et fines, ces figures défilent devant l’acteur-juge qui bondit avec jubilation dans la peau du personnage. Ambiance légère, solaire. Les acteurs noirs et blancs jouent ces scènes de village dans un espace neutre. Aucun décor africain. Aucun folklore. L’Afrique sourd des mots, des situations que nous offre Kouam Tawa. Et des corps aussi.

Le triangle de L’Africaine. Annie a disposé un triangle sur la scène du théâtre à l’italienne. L’écriture est triangulaire, la scène traduit physiquement le jeu de rupture inscrit au cœur même des dialogues. La face à face est troué, rompu. Déviations brusques vers l’interlocuteur fantôme. Déviations brusques vers l’angle du triangle qui fait flèche vers le public. Cet interlocuteur fantôme est intérieur/extérieur. Il fracture le cadre du face à face vers un au-delà intime/extime. La mise en scène d’Annie préserve l’obscur du désir de cette homme pour cette femme et l’obscur du refus/désir de cette femme pour cet homme. Elle privilégie l’ombre, la retenue, la suggestion. Tout converge vers l’événement : le surgissement de la nudité, l’irruption du corps nu de cette femme au milieu de tous, au milieu de la communauté rassemblée pour une noce. L’apparition/exposition subite sur cette scène du corps nu de l’actrice Fatou Bâ effectivement fait son effet. Un choc. Moment saisissant. Le public retient son souffle. (ça c’est un événement théâtral ! me dit Valérie Goma après la représentation). « Oh putain la vache ! » s’exclame la serveuse blonde jouée par Jeanne François. Le public libéré par la réplique se détend, rit doucement. Oh putain la vache ! Les puissances du désir. Le mouvement d’un corps vers un autre corps. La naïveté du désir masculin. Pas facile de pétrir la matière du désir. Comment donner corps au désir sur une scène ? Comment jouer ça ? Annie, Laurent Meininger et Fatou Bâ se sont frottés à ces questions. Ça résiste. Dans le rapport mu par un désir brut, dans le corps qui se mutile il y a d’abord du secret et c’est ce qu’il faut faire voir et entendre ? Annie a créé une atmosphère propice à la réception de ce secret. Du désir épuré, géométrisé. Des corps retenus. Trop retenus. C’est ce que je ressens plusieurs mois après les représentations. Dans le bouquin édité justement en 2002 qui a pour titre Entretenir (Boris Charmatz-Isabelle Delaunay) Boris Charmatz dans le chapitre Sexe interroge ce fameux corps à corps, le duo/duel des corps sur un plateau, le travail du couple, la représentation de ce travail. Le point de vue est celui d’un danseur, d’un chorégraphe qui parle de ses expériences, de ses recherches. Charles Edouard (Fichet) pense qu’il faudrait mettre L’Africaine entre les mains d’un chorégraphe et de danseurs. L’idée m’excite bien.

Octobre 2002. Fenêtres et Fantômes dans six communes des Côtes d’Armor. Les acteurs du groupe de Yaoundé retrouvent avec plaisir les petites pièces qu’ils ont jouées à Africréa en juin : Pare-choc, Bonbons, Bâtons, En trop, Le petit Rembrandt, Fraternité… Ils font connaissance avec le public costarmoricain, les salles des fêtes, les routes vicinales, les communes rurales. Folle Pensée renoue avec l’ambiance des Folles Pensées en Côtes d’Armor de février et mars 2001. Les retrouvailles sont joyeuses. Depuis 2001, Folle Pensée a voyagé et le public accueille avec un évident plaisir les acteurs d’Afrique de la compagnie. Beaucoup de monde certains soirs. Salle bondée à l’Hermitage Lorge. Avec Kouam, Wakeu, Martin, France, Dovie, Kocou, Florisse, nous échangeons sur les modes de production et sur les conditions de représentation au Cameroun, au Bénin, en Bretagne. Nous comparons les démarches. Nous réfléchissons ensemble aux possibilités qu’ouvre le principe du spectacle Fenêtres et fantômes. Plusieurs d’entre eux ont l’intention de mettre en scène ces petites pièces avec leur propre compagnie. Je leur donne rendez-vous en 2003. Je leur dis que j’irai voir leurs spectacles en avril et mai 2003.