« Tu supposes un coin d'herbe », pièce de Éléonore Weber

1 – États. Pièce en vingt-et-un morceaux (tableaux ?) Douze des vingt-et-un morceaux ont pour titre Photo de l’auteur, plus une précision, par exemple On distingue ses traits ou Léger sourire ou Peut-être porte -t-elle un godemiché ceinture… Trois des vingt-et-un morceaux ont pour titre Coin d’herbe, odeur, pluie, plus les numéros 1 et 2 et le mot fin. Six des vingt-et-un morceaux ont pour titre L’Histoire que tu écris plus un numéro de 1 à 6. Le texte est canalisé, orienté, déployé par un tu insistant qui décrit, observe, suppose, raconte. Le tu cède parfois la scène à un nous. Le je quand il surgit est un je de citation, un je d’irruption, le je de quelqu’un qui passe dans le récit, le je de la mère par exemple. Ce je est très rare.
Tu supposes un coin d’herbe est un portrait. Ce portrait est avoué : douze segments Photo de l’auteur. Ce portrait est ouvert, troué. Une sorte de reconstitution d’états de corps ou d’un certain nombre d’états d’un corps. Ce portrait d’auteur qui écrit une histoire engendre deux autres figures : le jeune couple et la famille.
Comme le titre l’indique Tu supposes un coin d’herbe joue avec la nature, avec des traces de nature. Le coin d’herbe comme fantasme, comme aire de repos de toute façon artificielle. L’inquiétante ambiance que diffuse ce texte si lisse en apparence est à chercher du côté de la perte. Tout est perdu, même la souffrance. C’est terrible. Corps et sentiments s’enrobent en douceur d’une cruauté sans aspérité. Perte de gravité, dans les deux sens du terme, sous tous les angles : face, profil, dos… Mais ça ne fait pas rire. Encore que…
Quelques mots suggérés par Tu supposes un coin d’herbe :

2 – Intranquillité (Fernando Pessoa).

3 – Effacement. Le corps s’efface, en même temps que la nature, du coup ils sont difficiles à atteindre l’un et l’autre. Pourtant ils se blessent, s’abîment (en particulier dans les segments L’histoire que tu écris). Impression de torsion. Je lis et je suis tordu en douceur. Je suis retourné.

4 – Désappartenance. Osons ce néologisme. Dans ce texte/théâtre on lâche en douce les amarres, on distend les liens phrase après phrase, on se délie, on s’absente de toute appartenance, on lisse, on aplatit les émotions générées par le fait d’appartenir au monde, à la famille, à l’autre. Ça fait mal ? Intensément. Intimement. Comment s’immuniser définitivement contre ce crabe intérieur dont on a ligoté les pinces ? Le diable est dans la place et il a une gueule d’innocent, reste à essayer de ne pas en mourir. On pense furtivement au livre de Pascal Quignard Le sexe et l’effroi. Et aussi, une fois de plus, au tableau de Munch Le Cri.

5 – Flou et net. Portrait renvoie à photographie. Les mots tentent de prendre (en photo) celle dont on parle. On tend vers le net. Ce net ne peut pas être celui qui est attendu.

6 –  Force. Ce qui charge un dispositif dramaturgique.  Ce qui fonde sa force. La forme et la force. « La forme fascine quand on n’a plus la force de comprendre la force en son dedans. C’est à dire de créer. » J. Derrida. L’Écriture et la différence.

7 –  Déploiement. La logique organique du récit. Son expansion dans le temps, dans l’espace, dans l’imaginaire. Ce qui le propulse, le fait changer de niveau. Les passages de seuils. Dans faRbEn des combinaisons instables construites à partir de repères stables. Dans Tu supposes un coin d’herbe trois entrées récurrentes : combinaison de ces trois entrées. Stabilité du mode de récit.

8 –  La musique du hasard. Les passages de seuils, les sauts dans le récit, les déflagrations nerveuses, les emportements qui dressent le texte à la verticale sont produits par quels contacts au sens électrique du terme ? Par l’inattendu d’une rencontre (Marivaux), par la musique du hasard (Paul Auster), par des coïncidences signifiantes (Carl Young) ? (Cf. Pourquoi écrivez-vous ? Paul Auster. Actes Sud).

9 – Éclatement prismatique. Cette expression de François Bon convient bien à FaRbEn de Mathieu Bertholet. Le point d’origine de cet « éclatement prismatique » c’est le corps d’une femme qui s’écrase, le corps d’une femme qui ne veut pas s’écraser. (François Bon. Tous les mots sont adultes. Fayard)
Le corps d’une femme est aussi le point d’origine de Tu supposes un coin d’herbe. La pièce se déplie à partir de ce point d’origine. Dans Tu supposes un coin d’herbe c’est davantage un dépliement qu’un éclatement.

10 – Comment ça perd corps ce (petit) monde ? D’habitude, lecteur ou spectateur, on est attentif à comment ça prend corps. On éprouve le poids des corps, on éprouve la densité des gestes, la charge physique (la physicité ?) des mouvements. Dans Tu supposes un coin d’herbe c’est le contraire, on éprouve la perte de poids des corps, la perte de gravité, la perte de densité.

11 – Un désastre soft. Combattre le désastre (amoureux, sexuel, familial…) est au-dessus de nos forces, nous pouvons juste l’exhiber un peu. Une sorte de prière en attendant des jours meilleurs.
Est-ce un désastre ou une défaite ? La femme dans cette pièce est peut-être tout simplement défaite.
Est-ce le temps d’après ? Le temps d’après la défaite des hommes, le temps d’après la défaite des femmes.

12 – Chuchotement. Chuchoter mon trouble. Le chuchoter mais le dire plutôt frontalement avec juste un décalage.
On serait tenté de parler de poésie horizontale.
La forme s’infiltre. La forme ne saute pas au visage, elle se pose sur la page en douceur.
La poésie se fraie un chemin au ras de la fatigue, générée par le frottement quotidien (et pénible) avec ceux qu’on aime.
Un matériau pour du théâtre à représenter, à partager.
On arpente l’espace intérieur/extérieur de la personne/personnage dont on tente le portrait. On se fond dans son paysage. Ça pourrait devenir brûlant mais l’auteur y renonce. Et Dieu sait pourtant que ça couve sous la cendre…

13 – Frôlements. La narration glisse de peur en dérapage. Les dérapages que nos peurs génèrent tout naturellement. Condamné à frôler l’autre, à se frotter contre sa peau, on aimerait ne pas se blesser, rester intact, non-touché. Des épures d’échange.
De faibles turbulences en apparence. De grosses turbulences sous l’apparence.
L’autre est un poids. Que faire de l’autre ? Comment vivre avec ? Pourquoi vivre avec ?
Sublimer ça veut dire quoi ?
Mal ancrée, celle à qui on s’adresse dans ce texte, accroche faiblement la réalité, le social. Elle est dans le réel mais pas dans la réalité.
Les corps sont menacés dans leur présence même.

14 – Apparition/disparition. Quelque chose flotte dans les corps et autour des corps.
La narration glisse sur la pente d’un présent sans gravité. Petits vertiges.

15 – La gravité du corps/ le manque de gravité du corps. Aujourd’hui, dans nombre de bâtiments publics, de lieux culturels, la main n’a pas besoin d’intervenir, de pousser ou de tirer pour que s’ouvrent les portes. L’effet de la présence d’un corps suffit. Le corps se présente devant la paroi de verre et la porte s’ouvre. Dans la pièce de Éléonore Weber on est atteint furtivement par cette inquiétante sensation : les accidents se produisent tout seuls.

16 – Vide. « C’est de la vanité, dit-elle. Mais la vanité est essentielle à l’acteur c’est un vide. C’est de là que vient le mot. Et c’est vers ça que je travaille et là-dessus que je construis. » In Body Art de Don Dellilo.