Le 10 novembre 2005

Abîme fantôme et chevelure.

1 – Abîme. Nos auteurs classiques élaboraient une bonne partie de leurs pièces à partir de personnages et de schémas dramatiques empruntés au théâtre grec et à la mythologie. James Joyce constitue les dix-huit points de vue qui structurent son roman Ulysse à partir de personnages et d’évènements de l’Odyssée. Pour rester sur la piste d’Ulysse, dans Élisabeth Costello, la femme écrivain imaginée par JM Coetzee est présentée comme l’auteur d’un roman La maison de la rue Eccles dont le personnage principal est Marion Bloom. Cette Marion Bloom sort directement du roman de Joyce. Triple emboîtement donc. On pourrait multiplier les exemples… Ce que fait T. Kawamura, après Mishima, est du même ordre. Il enracine sa fable dans un rapport historique au théâtre, dans un héritage. Cet appui sur la tradition, sur les œuvres du passé, ce ré-investissement de figures et de structures identifiées, chargées de sens et de traces, ouvre un champ d’expériences qui met celui qui écrit en dialogue avec les formes des ancêtres. Avec leurs âmes ?

2 – Fantôme. Dans ce champ on peut interroger une figure-source puissante : le fantôme. En effet, est-ce que le fantôme du personnage dont on emprunte le nom ne vient pas se loger dans celui qui en hérite ? Se souvenir aussi qu’on nomme fantôme dans une bibliothèque la trace du livre qui manque. Plus radical encore, si on peut dire : chaque mot n’est-il pas accompagné de son fantôme étymologique ? des sens qu’il a perdus et dont il garde la trace ?
À propos de fantôme, Gianni-Grégory Fornet, membre du groupe d’auteurs, me signale le livre de Eugène Green Présences. Eugène Green croit dur comme fer aux fantômes et aux présences. Ça ouvre mille fenêtres. Dans son livre je retrouve avec plaisir les fantômes de la Chartreuse de Villeneuve-Lez-Avignon, où j’ai fait de longs séjours.
Phrase de Takeshi Kawamura : « Depuis toujours on dit qu’il y a une âme dans les cheveux de femme. »

3 – La chevelure de Marie-Madeleine. Image présente en moi depuis l’enfance : Marie-Madeleine parfume les pieds de Jésus et les essuie avec ses cheveux. En ce moment, tournant autour de quelques icônes, je navigue entre Véronique qui s’approche tout près du visage sanglant du fils de l’homme et y dépose un linge, qu’on appellera suaire, et Marie-Madeleine qui descend jusqu’aux pieds du même fils de l’homme et les enroule dans ses cheveux.
« […] Comment tient-elle les pieds de Jésus ? Elle les tient par sa bouche, en les baisant mille et mille fois ; elle les tient par ses yeux, en les arrosant de ses larmes ; elle les tient par ses mains, en les embrassant et les parfumant. Tout cela n’arrête pas, et il faut des chaînes. Déployer vos cheveux, ô Madeleine, et liez-en les pieds de Jésus. O les chaînes délicates que Madeleine prépare à son vainqueur, qu’elle veut faire son captif ! Madeleine, ne craignez pas. Celui qui confesse dans le saint cantique qu’il laisse prendre son cœur par un seul cheveu de son Épouse pourra-t-il démêler ses pieds du rets de votre chevelure tout entière ? […]
Fragment de L’Amour de Madeleine, sermon anonyme français du XVIIème siècle retrouvé dans la Bibliothèque Impériale de Saint-Pétersbourg en 1909. Sermon traduit en allemand par Rilke.