Couverture de la revue Théâtre's en Bretagne n°17


(Extrait des « Notes dans la marge » de Roland Fichet publiées dans Théâtre s en Bretagne n° 17, Le rire interdit, P.U.R., premier semestre 2003. « Affabulazione » est une pièce de Pier Paolo Pasolini écrite en 1966, publié en français dans le volume « Théâtre », aux éditions Actes Sud, collection « Babel », 1995. )


« Affabulazione » de Pier Paolo Pasolini

SOPHOCLE. Nous avons un risque à prendre avec le mystère. Et avec la vérité. Il faut oser cheminer de l’un à l’autre. Le chemin c’est peut-être le théâtre. Pour Pier Paolo Pasolini c’est le théâtre. La tragédie antique est toute neuve, vivante, elle naît dans ses mains. Dans Affabulazione aucune usure du mystère le plus archaïque, il se dresse, vif, exact, coupant comme la lame du couteau d’Indien que le père offre à son fils. Pasolini nous conduit, mot après mot, au cœur du mystère qui noue le sexe et la mort, qui noue le père et le fils, qui leur donne rendez-vous à l’endroit fatal où ils ne peuvent voir et se voir sans perdre la vie ou la vue. Dans Affabulazione Pasolini convoque le fantôme de Sophocle. Rôdent aussi les fantômes de Jésus envoyé par son père pour être tué, d’Abraham sur le point d’immoler Isaac, d’Hamlet…

XXÈME SIÈCLE. Un autre fantôme passe dans Affabulazione : notre siècle et son geste barbare : le meurtre de millions de jeunes hommes aux cours des guerres mondiales. Ce sont les pères qui ont organisé cette boucherie, qui ont condamné à mort leurs fils, qui ont inventé la thanatocratie. Nous vivons désormais sous ce régime : la thanatocratie.

HYPNOS. Dès les premières lignes le père est précipité dans une vision qui déborde, qui le déborde. Dans un songe un éclair ou un éclat de vérité vient de le traverser, de le transpercer. Quelque chose le regarde, ou quelqu’un. Il ne pourra plus vivre tranquille. Cet œil qui regarde le père le fixe, le fige, le terrifie : il ferme les yeux et vomit. Ça le regarde. Il ne peut pas y échapper. La religion, le rôle social, la famille n’étaient donc que des voiles, des masques, de pauvres cachettes psychiques. Vient d’advenir à la conscience de cet homme, vient de se déclarer une pulsion, qui le remplit d’effroi. Il verra, quel qu’en soit le prix, ce qui le menace, il verra ce qui est caché, ce qui ne doit pas être montré. Il verra et montrera. Les « bijoux de famille » seront exposés aux yeux du fils et aux yeux du père. Provocation radicale : qu’à cet endroit et à ce moment Hypnos Eros et Thanatos nouent leur démence !

DIEU. Le père ne supporte rien ni personne entre lui et son fils, il est le fils et le fils est le père, il ne reste à la toute-puissance du père éternel qu’à les enlacer dans une danse de mort.

NYCTALOPES. Dans Affabulazione court la question du théâtre. Est-ce qu’au théâtre je ne m’installe pas dans le noir pour voir ? Est-ce que je ne suis pas porté par cet espoir : voir ce que les autres hommes ne voient pas ? Dans cette bouche lumineuse que montre-t-on ? Qu’ y a-t-il qu’il faut payer pour voir ?
Au théâtre, nous sommes des nyctalopes.