(Article de Alexandre Koutchevsky sous-titré « Quelques principes de composition des Micropièces »)

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Inférer, déduire

Un des enjeux décisifs de l’écriture théâtrale brève (mais cela est vrai de toute écriture qui travaille le style bref), c’est d’en dire un maximum tout en écrivant le minimum. L’écriture brève réclame que la résultante de sens, de poétique, de puissance signifiante, soit la plus forte possible à partir du plus petit nombre de mots possible.

Il s'ensuit que des procédés comme l'ellipse, le raccourci, ou l'implicite, sont beaucoup  utilisés dans les Micropièces.

Ci-dessous, le texte le plus court de l'ensemble joué dans Anatomies 2010 :

Yeux
Je suis l’enfant qui a donné ses yeux à un petit Américain.
On ne m’a pas demandé mon avis.
Je ne suis pas très beau, excusez-moi. 

Sous-texte possible de Yeux : La violence du trafic d'organe, le déséquilibre pays riche/pays pauvre. Et en parallèle, la condensation humaine : c'est un enfant qui parle, on lui a pris ses yeux, il s'excuse quand même de ne pas être très beau. Cynisme, pitié, et quand même légèreté de l'humour (noir).

Si la littérature consiste en l’art du choix des mots et de leur agencement, la littérature brève pousse cet effort de sélection et d’agencement à sa pointe la plus extrême. Par conséquent, le récepteur, lecteur et/ou spectateur, se doit aussi de positionner son activité réceptive à l’échelle de cette minutie littéraire et théâtrale. C'est une grande part du travail des comédiens que d'amener les spectateurs à ce degré de sensibilité minuscule, que de donner sa chance à chaque texte d'être entendu avec la même puissance de percussion.


L’attaque

Ce qu’on appelle l’incipit, les premiers mots de la phrase, autant que le titre du texte, joue un rôle décisif. Très souvent, vu qu’il n’y a pas de temps à perdre, l’auteur choisit des incipit in medias res, c’est-à-dire au cœur des choses, de l’histoire. Ainsi, dans la série des textes réunis sous le titre Pièces d’identités, les personnages qui s’expriment commencent souvent par dire « je suis… », et déjà, dans ce court « je suis », tout est dit de leur destin.

« Je suis l’enfant qui a été gagné dans une loterie au Vénézuela » (Loterie)

« Je suis voleur de courant électrique gratuit. » (Gratuit)

On peut aussi entrer directement dans la situation qui va être développée, l'auteur créant un effet d’annonce et d’attente :

«  À cause d’Istanbul et d’une capote anglaise je ne suis pas né. » (Istanbul)

« Vêtue comme elle des pieds à la tête, voilà ce que j’ai fait un jour. » (Dans la paille)

La première phrase a le rôle d’appel d’air, elle se doit d’ouvrir la possibilité d’un paysage, d’une histoire. Elle saute à pieds joints dans le concret et dessine un horizon d'attente. On ne peut pas se permettre de rater le début d’un texte bref (que ce soit pour l’auteur, les acteurs ou les lecteurs/spectateurs).


Du rythme à défaut d'un rythme de croisière

Dès le début la fin est proche. Les textes des Micropièces n'installent pas de situation complexe, de personnages à la psychologie détaillée.

À chaque fois, nous sommes en présence d’une petite histoire, il y a donc des personnages ou des figures (c'est-à-dire des personnages allégés). Parfois ils racontent ce qu’ils ont fait, vécu, parfois ils dialoguent, parfois ils agissent, parfois tout cela à la fois.

Le personnage doit être saisi par l'auteur, au sens culinaire du terme. Quelques traîts précis, son style de parole, doivent suffire non seulement à nous le rendre présent, mais encore à nous ouvrir tout un champ de destins comme autant de possibilités pour la suite du texte. De même pour la fable qui se noue et se dénoue, elle doit le faire de façon bondissante, pas d'atermoiements.

Tout cela fait que l'auteur serre son rythme : on ne doit pas lâcher le texte avant la fin, c'est un peu comme une danse, c'est le temps d'une danse. La vitalité du rythme confère l'aspect coupant aux répliques, permet l'enchainement efficace de la fable.

On sent bien alors à quel point cette question du rythme est décisive pour les comédiens, la mécanique du texte doit pulser dans les corps pour saisir le spectateur :

Le père : Il est d'où ?
La fille : Qu'est-ce que ça peut te faire ?
Le père : Il est d'où ?
La fille : C'est pas le problème, papa.
Le père : Il est d'où ?
La fille : D'une jolie petite bourgade champêtre.
Le père : D'où ?
La fille : Tu vas répéter ça toute la journée : d'où ? D'où ?
Le père : D'où ?
La fille : De Campénéac.

(Extrait de D'où ?)

Note 1 : « Le rythme est périodicité perçue. Il agit dans la mesure où pareille périodicité déforme en nous la coulée habituelle du temps... Ainsi tout phénomène périodique perceptible à nos sens se détache de l’ensemble des phénomènes irréguliers, pour agir seul sur nos sens, et les impressionner d’une manière tout à fait disproportionnée à la faiblesse de chaque élément agissant... et peu à peu notre respiration, nos pulsations, nos pensées et nos tristesses, tout danse sur le rythme effacé, mais persistant que nous croyions ne pas entendre ». (P. Servion cité par Matila Costiescu Ghyka, Essai sur le rythme, Paris, Éditions Gallimard, p. 83)

Note 2 : chez Roland Fichet, la comédie surgit fondamentalement du rythme.