( Notes de mise en scène de Roland Fichet, au sujet de « Anatomies 2010 - Comment Toucher ? »)

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#1
Scène 1 – Chaos

Niang Saho a été mis k.o. par quelque chose ou par quelqu’un et c’est le chaos. La commune libre de Maty-Ougourou éclate, le corps (révolutionnaire) que forment ensemble les membres du groupe explose. Emportés dans ce mouvement de séparation, ils se cognent les uns aux autres sauf Ariane. Gino Galice tente de l’ébranler, de la fissurer mais le chaos d’Ariane c’est le ravissement. Ariane voit, Ariane a vu, Ariane a senti la caresse de la lumière.


#2
L’étonnement - Scène 1

Déjà perce chez Michaël, chez Carina, chez Ariane et aussi chez Dino l’étonnement devant ce qui vient, devant ce qui advient en chacun d’eux. Le voyage est commencé, ils vont muer, muter, se transformer. Swana/Lou et Zo/Kris guettent ce mouvement. Ils captent ce que veut dire être un homme, être une femme, être un homme secoué, être une femme secouée. Dans cette scène, il y a un appel à la résurrection, ils sentent cet appel, ils sont dedans, ils entrent dans l’incarnation grâce à cet appel.

Ariane : À tous, je dis : Il est vivant.


#3
La place vide

Il y a un corps qui manque. Ils tournent tous autour de ce vertige : il y a un corps qui manque. Ils sont aspirés par ce corps qui manque, par ce manque, ils partent à sa recherche.

Glissements et passages :
1 – Il y a un corps qui manque.
2 – Le corps manque.
3 – Nous manquons de corps.
4 – Nous nous battons pour devenir un corps.

La place vide : le corps.

Comment toucher ? est la traduction délicate d’une autre question : Comment devenir un corps vivant ?
Devenir un corps vivant ; se mouvoir sur toute cette étendue. Habiter cette étendue : le corps dans tous ses plis, ses énigmes, ses infinis.


#4
De la forêt à l’église

Dans la forêt une commune révolutionnaire réduite aujourd’hui à un groupe de rebelles en fin de course réunis autour d’un chef de plus en plus énigmatique.

Est-il mort ? Est-il vivant ? La pièce commence.Cette rupture propulse tous les personnages. Ils puisent leur énergie dans cette rupture des frontières et le saut dans l’inconnu.

Un village, des lieux suspendus (en l’air) :

Avions : 4 scènes.
Frontières : Bords du village Bororo, 2 scènes / Kanchari, frontière du Burkina Faso et du Niger.
Une ville : Lagos.
Plusieurs cercles pour entrer dans la ville : le marché / la rue / le bord de la rue / les bouis-bouis.

Ces cercles conduisent au Redemption Camp où se trouve la Winner’s Chapel.
L’église : la Winner’s Chapel.


#5
Le toucher différé (1)

Niang Saho, une nouvelle et dernière fois, dans le petit bois d’eucalyptus, esquive le geste d’Ariane-Sylvie. Il se retire au moment précis où elle va le toucher, où il va la toucher. Ils sont tous les deux brûlants de désir et pourtant… il se retire. Mais que se passe-t-il dans ce corps d’homme ? Tout le monde témoigne de la sensualité magique de cet homme, les femmes le frôlent, les animaux et les plantes sont émus, mais il semble incapable de franchir le pas, de s’abandonner au toucher.
Quel démon l’habite ?

Ariane-Sylvie, cette fois, est bien décidée à se saisir de cet homme. La pièce se déploie dans cet élan du corps d’Ariane-Sylvie vers le corps de Niang Saho.

Son désir est si puissant qu’elle parviendra à le toucher à travers un voile troué.


#6
Le toucher différé (2)

Dino Galice a lui aussi vu le corps de Niang Saho dans le petit bois d’eucalyptus. Il l’a vu mort, il l’a vu blessé.

« Michaël a vu ses blessures, moi j’ai vu ses blessures, toi tu ne les as pas touchées… je suis mal. »

Il est mal, Dino. Il est malade. Il est le mal. Il est le mâle.

Il a été incapable, Dino, de faire un geste ; il est resté là, tétanisé. Il n’a ni agressé ni caressé le corps de Niang Saho. Les blessures de Niang Saho l’ont fasciné, mais ses mains ne se sont pas approchées.

Il n’en peut plus, Dino, de la fascination qu’exerce sur lui Niang Saho. Il n’en peut plus de se sentir devant lui un pauvre type sans dimension spirituelle, sans dimension politique. Il veut enfin le toucher, le toucher mortellement. C’est sur ce chemin qu’il s’engage, c’est sur cette pente qu’il glisse et elle va le mener jusqu’au meurtre de Niang Saho.


#7
Le toucher suspendu

Tant de choses se jouent là dans cette suspension du toucher ; tant de pulsions, d’impulsions immobilisées, retenues, brisées au dernier moment ! La pièce fonctionne à partir  de cette énigme : l’effroi que produit sur moi le corps de l’autre au moment où je vais le toucher.

L’effroi, oui l’effroi.

La charge de désir n’en est que plus forte, puissante. Le désir n’en est que plus insoutenable. Chaque duel dans la pièce est un corps à corps, une danse, un combat dans le style des arts martiaux chinois stylisés. Jamais les deux corps des combattants (amoureux) ne se touchent. Quand l’un parvient à toucher l’autre deux issues : le don total du corps ou la mort.

Les corps dansent leur désir au plus près de la peau mais ne se touchent pas. Chacun déploie les ruses les plus subtiles, les plus audacieuses pour atteindre le corps de l’autre, pour le toucher, pour s’en saisir mais quelque chose de puissant le retient au moment de franchir la frontière.
L’événement, le franchissement de l’interdit : le contact.


#8
La bataille du corps

La bataille de l’incarnation est au cœur de la pièce. Si le corps a disparu, on ne peut plus le toucher. S’il n’y a plus de corps, on ne peut toucher personne. Les personnages sont pris de vertige. Ils vérifient sans cesse que les corps sont bien là, qu’on peut les toucher. Leur propre corps est-il bien vivant ? Comment donner plus de vie, plus de matérialité, plus d’existence à son propre corps ?

Les deux jeunes guerriers, Swana/Lou et Zo/Kris, sont engagés dans cette bataille.
La bataille du corps, la bataille pour retrouver/trouver son corps est présente sur le plateau. La développer, lui donner plus de puissance…


#9
Devenir-homme devenir-femme

Les 2 guerriers-anges gardiens sentent à quel point les corps sont brûlants et ils se réjouissent d’être tombés du ciel. Un jeune gars et une jeune fille abandonnés bien décidés à saisir leur chance et à devenir un homme et une femme.


#10
Corps en péril / La bataille de l’incarnation

Les acteurs ont senti ce frémissement qui traverse toute la pièce : le corps est en déséquilibre, difficile à saisir, menacé dans sa matérialité physique et métaphysique.

Le corps n’est pas réductible à quelques kilogrammes de chair et d’os.
S’incarner chaque jour davantage : tous y travaillent, mais par quel chemin passer ? Ils livrent la bataille de l’incarnation.


#11
Le corps hors de portée

Comment représenter la violente pulsion des corps les uns vers les autres ? Comment représenter la contention dans les corps, le refoulement de plus en plus insoutenable de cette pulsion ?
Par la violence de Dino Galice. La crudité brutale des mots qu’il emploie exprime à quel point il n’en peut plus. Il va craquer, il va tout faire péter, s’il faut aller jusqu’à la trahison, il ira.

Par la sensualité en déshérence de Ariane-Sylvie, de Carina, de Michaël. Corps ivres de sensualité contenue cherchent où déverser les flux qui les submergent.

Par la lumière qui irradie le visage d’Ariane. Elle s’est sentie appelée. Il m’a appelée et nous allons nous aimer. Nous allons nous donner mutuellement un corps.
Par la fureur de Carina qui n’attend plus qu’une chose : liquider la communauté, être débarrassée d’Ariane et de tous les autres, sortir de toutes ces « salades » qui l’exaspèrent, prendre enfin possession de son royaume.


#12
Absence / corps sauvage / volupté / Carina

L’absence de Niang Saho résonne dans les multiples présences qui surgissent dans le paysage de Carina. Des présences prolifèrent autour et en Carina. Sont-elles rendues possibles par cette absence, suscitées par cette absence ? Carina déploie son corps sauvage. Carina est soulevée par la volupté de vivre. L’absence-disparition de Che Niang Saho lui donne la possibilité de se libérer, de se jeter à corps perdu dans la volupté de vivre. Carina demande asile à la brousse, à la rivière, à la forêt, aux morts-qui-vivent. Elle s’ouvre, s’ouvre, s’ouvre. Chez Carina le désir s’épanouit en volupté tous azimuts.


#13
La fureur de Carina

J’aime la fureur de Carina. Elle est dans un tel état de fureur qu’elle danse comme une folle. C’est sa première phrase : « J’ai dansé toute la nuit ». Elle a raté Che Guevara. Elle vivait en Amérique Latine, mais elle est née trop tard. Elle est venue à Maty-Ougourou pour poser sa main sur le visage de Niang Saho, encore raté ! L’auteur du masque fêlé ne cesse de se retirer ; il esquive, s’éloigne, échappe : « Ne me touche pas ». Ça la met en fureur. Elle se sent physique, elle se sent sexuelle, ici et maintenant. Elle a un corps, elle est un corps, ce corps veut s’ouvrir à tous les possibles, visibles et invisibles, à toutes les voluptés, physiques et métaphysiques. ici c’est bon ici je me sens sexuelle. L’excès est dans la nature de Carina.


#14
Carina - La lutte d’incarnation

Une lutte dans laquelle le corps s’engage corps et âme. Elle danse, ôte ses vêtements, s’enduit de boue, se jette dans la rivière, traverse la forêt.
Elle se bat avec les éléments mais ne se bat pas contre les éléments. Elle absorbe leur énergie : l’énergie de la rivière, des arbres, du feu, des animaux.

Son corps a le goût de la vie, elle sent en lui l’instinct de la vie, elle sent en lui la force primitive.

Veut-elle retrouver la vitalité sensuelle, l’acuité sensorielle de la vie primitive ? La violence de la séparation la jette de ce côté-là, du côté des forces originelles. Ces forces ont, elles aussi, leur côté obscur, Carina l’affronte ce côté obscur, le geste de Carina est un geste de libération.


#15
Gestes

Rituel de purification. Dans toutes les sociétés, dans toutes les religions, il y a des gestes de purification. Carina cherche ces gestes, les trouve, elle s’approche de Zo/Kris avec ces gestes. Mais s’agit-il de Zo/Kris ou d’un corps qui vient à la place de Niang Saho ?


#16
Danse et guerre

Les liens de la danse et de la guerre. Carina sent physiquement ce lien.


#17
Michaël Guür Keromnès

« Ne nous alarmons pas devant l’incompréhensible. Ne sommes-nous pas nous-mêmes, des pieds à la tête, totalement incompréhensibles ? » Maurice Maeterlinck / La grande porte


#18
Michaël Guür Keromnès

Michaël : Voyage avec et vers le corps étranger.
Être proche du corps de Michaël Guür Keromnès c’est possible.
Près de son corps les femmes se sentent bien. Ce corps-là est « touchable », on peut le toucher, on a envie de le toucher, on a envie d’être touché par lui, il touche juste.

Michaël Guür Keromnès embrasse deux femmes dans la pièce : Ese Hodji et Ariane-Sylvie. Deux baisers intenses. Ces deux baisers sont de véritables précipités de sens. Ces baisers nous emmènent au bord des larmes. Ils sont la vie même.


#19
Le corps d’Ariane

« Sans lui je m’effondre. »
Elle croit dur comme fer que devenir africaine lui donnera un corps.
Avec lui mon être prend corps.
Le corps ressuscité. La leçon de Niang Saho. Il y a un corps à quitter et un autre à devenir. L’élan d’Ariane vers cet autre corps et vers le corps de l’autre.
L’ajointement à l’autre : nécessité pour Ariane.
Vivre avec l’autre. Être deux ensemble. Être avec. Être plusieurs.
Don et abandon.
L’extension du corps.

« La résurrection c’est l’extension d’un corps à la mesure du monde et du côtoiement de tous les corps. » Noli me tangere. Jean-Luc Nancy. p. 74


#20
Le corps d’Ariane

Aspire-t-il à la disparition ? Sur les traces de Niang Saho, Ariane Sylvie aspire-t-elle à la disparition ? Au contraire, elle veut devenir un corps africain uni au corps africain de Niang Saho et les faire jaillir ensemble dans la splendeur de la vie.Il ne manque plus au corps revenu de Niang Saho que le toucher d’Ariane, son amour.

Corps pourri / corps lumineux.
Dès qu’elle est en contact avec le corps de Niang Saho son corps respire la lumière, dès qu’elle a le sentiment de le perdre son corps se rétrécit, s’éteint, pourrit.


#21
Michaël Guür Keromnès et Dino Galice

Ils voyagent ensemble jusqu’au moment où Dino rejette violemment Michaël. Leurs chemins divergent radicalement. Le chemin du baiser, le chemin du meurtre. Choc frontal.

Michaël n’a pas lâché Dino parce qu’ils sont de vieux compagnons mais surtout parce qu’il se méfie de lui et veut le tenir à l’œil. Dans la cabane du charbonnier, Michaël a vu dans le regard de Dino qu’il désirait la mort de Niang Saho. Pour un peu, Dino se serait rué sur le corps de Niang Saho pour enfoncer son couteau dans ses blessures. Il ne l’a pas fait mais maintenant Michaël sait que Dino veut que Niang Saho soit mort, lui et tout ce qu’il représente.


#22
Le baiser Ariane-Michaël

Michaël Guür Keromnès est l’ami intime de Niang Saho. On pourrait presque voir Michaël comme le corps apaisé de Niang Saho, un corps capable de toucher.
Michaël donne à Ariane la force de franchir le dernier pas, d’atteindre et de toucher Niang.
Michaël en l’embrassant lui ouvre la porte.
Le baiser d’Ariane et de Michaël ouvre la dernière porte.

« L’étendue incommensurable de la pensée, c’est l’ouverture de la bouche. » Jean-Luc Nancy / Ego sum


#23
Ese Hodji / femme lucide

Et voilà qu’un Français du type homme d’affaires adresse dans un avion à une jeune africaine (camerounaise) une déclaration d’amour enflammée. Sa réponse est nette, sans appel :
– Vous êtes clown ?
– Arrêtez votre cirque, je vous en prie.

Dans ce sens-là les déclarations d’amour ont fait long feu. Les Africains savent maintenant ce que leur coûte de se laisser prendre à ces déclarations, de se laisser séduire.

Cette scène est une des scènes les plus clairement politiques de la pièce. L’homme blanc séduit sans vergogne la femme noire. Il veut immédiatement la réduire à sa merci. Quel avenir entrevoit-il pour elle ? Il lui propose de la « blanchir ».

« Vous êtes clown ? »
Étonné, meurtri dans son orgueil, peut-être furieux, l’homme dominateur et sûr de lui réalise ce fait impensable : Elle ne m’aime pas.


#24
Ese Hodji / femme libre

Touchée par un homme, par une phrase qu’il vient de dire et par sa façon d’être, elle l’embrasse.


#25
Zo/Kris et Swana/Lou

Grande vitalité. Ils sont habités d’une grande vitalité. Ce sont de jeunes guerriers, ils ont sans doute été enfants-soldats ; se battre pour survivre ils savent ce que c’est. mais maintenant ils veulent plus que survivre, ils veulent aimer et être aimés. C’est ça pour eux l’incarnation. Ils veulent toucher et être touchés.

Zo et Swana ont le sens de l’ironie, de la parodie, ils sont insolents, espiègles, ils dansent et chantent.
Brusquement, ils sont saisis d’étonnement. Une sorte de stupeur. Ils voient ou entendent quelque chose pour la première fois.
Brusquement, ils sont saisis par un sentiment d’abandon. Ils sont seuls au monde, abandonnés.
Brusquement, la personne dont ils sont l’ange-gardien leur apparaît comme une étrangère.

Paradoxalement, Swana/Lou et Zo/Kris, gardes du corps fidèles, accentuent cette ligne de sens de la pièce : l’errance individuelle. Chacun des personnages erre en quête d’un sens, d’un destin. Et si notre destin c’était justement d’errer (Michaël).


#26
Comédie

« La vie de chaque être vue dans son ensemble et dans ses traits les plus saillants est toujours une tragédie – mais parcourue dans le détail elle a tous les caractères de la comédie. » Shopenhauer

Les détails, la comédie.
Le voyage vers l’autre est souvent maladroit. Le mouvement vers le corps (le sexe) de l’autre est souvent maladroit.
Au-delà ou à côté des mots, peut-être faut-il chercher la comédie du côté de la maladresse.


#27
Le chaos émotionnel / La comédie

Les personnages sont traversés par des déflagrations, des peurs, des joies ou des éclats de vérité qui les mettent sens dessus dessous. Ces chaos émotionnels sont très importants dans le parcours de chacun des personnages. Ils les révèlent, ils les sculptent. C’est frappant, par exemple, au cours de la scène 11 dans l’avion, quand Michaël brise violemment les plateaux-repas.

Nous les avons exploré dans deux directions : la fureur (Dostoïevski) et le bord des larmes (Tchékhov). Dans les deux cas le décollement, la poésie, les effets de rythme qui soulèvent la dimension comique de ces « chaos émotionnels » sont très précieux.
Le chaos émotionnel déconstruit le corps, le met dans un état où il perd le contrôle de lui-même, c’est souvent à la fois drôle et émouvant.


#28
Des états de corps inconnus

Est-ce qu’il y a des états de corps inconnus, des états de corps qu’une situation, une rencontre, une douleur, une joie fait surgir brutalement ? qui tout à coup débordent l’être, l’emportent ?

Ariane-Sylvie, Carina, Swana/Lou et Zo/Kris vivent cette révélation : le surgissement soudain d’états de corps inconnus.

La jeune femme Bororo offre cela à Ariane-Sylvie et Swana/Lou ébahies un état de corps inconnu, un état de corps dont elles ne soupçonnaient même pas qu’il puisse exister.


#29
Carnage

L’auteur aurait rêvé une scène qu’il n’aurait pas écrite. Dans cette scène, Carina poursuivrait un animal, elle l’attaquerait, se battrait avec lui, le tuerait. Dans cette scène on verrait Carina découper l’animal, lui retirer ses entrailles, l’embrocher, le griller sur un feu de bois.


#30
Des gestes étranges

Swana/Lou et Zo/Kris peuvent se permettre des gestes étranges. C’est dans leur nature les gestes étranges.

Être ange. Se sentir étrange. Se sentir étranger.


#31
Qu’est devenu le religieux ?

L’angoisse métaphysique des Niang Saho le conduit au Redemption Camp. Sans Ariane-Sylvie, il se laisse prendre dans les filets des trafiquants de religion. Vertige ! L’opium du peuple : belle expression !

Mais se laisse-t-il prendre ou tente-t-il de s’emparer d’un lieu de parole très efficace pour délivrer son message ? Délivrer son message ou se délivrer du démon qui le hante ?

« Mon corps n’a pas les mêmes idées que moi. » Roland Barthes


#32
Imprévisible

Du manifeste écrit par Niang Saho, nous ne connaissons qu’une phrase : SOYEZ IMPRÉVISIBLES  !


#33
L’animal et l’humain

Pas possible pour moi de laisser tomber ce rapport animal/homme, cette figure : l’animal dans l’homme, cette lutte.Tenter de s’approcher, de regarder mieux comment ça marche ensemble l’animal et l’humain, l’animal dans l’humain, l’humain dans l’animal. Du sens. Des sens.

Après la jeune femme Bororo qui fait exploser cet « état de corps » aux yeux de Ariane-Sylvie et Swana/Lou, personne ne peut plus oublier cette leçon : le corps humain et le corps animal sont solidaires pour l’éternité ; l’histoire animale est lovée dans le corps humain.

La souffrance / La jeune femme Bororo

L’homme et l’animal partagent au moins la souffrance. C’est ce qu’éprouve et ce que montre la jeune femme Bororo. Ariane-Sylvie et Swana/Lou entendent cette souffrance de leur corps et l’expriment à leur tour (Scène 14. Scène des champignons).

Forme humaine

La forme humaine n’est pas finie. Tous les personnages cherchent à donner forme à l’animal homme, à l’animal femme, à lui donner forme humaine.
Sans Dieu, quelle forme a l’humain ?


#34
Ça touche

À trois reprises dans la pièce deux corps partagent l’incandescence d’un baiser. Ces baisers amoureux sont des moments de condensation physique, politique, métaphysique de la pièce :

Scène 15 :
La jeune africaine et Michaël se baisent à pleine bouche.

Scène 27 :
Ariane et Michaël. « Leurs bouches s’approchent. Ils s’embrassent. »

Scène 40 :
Ariane.— Touche-moi.
Niang Saho.— Aujourd’hui sois ma femme, Ariane, sois ma femme.
                 
Séparés par un grillage, leurs corps se touchent, s’embrassent.


#35
Le paradoxe de Niang Saho

Tout le corps de Niang Saho crie : Comment toucher ? Il émane de lui une sensualité qui fait frémir les êtres et les choses, ses paroles captivent ceux qui les entendent et pourtant il ne peut pas toucher.
Toute la pièce se nourrit de ce paradoxe : le désir est puissant et l’objet du désir échappe sans cesse. C’est un corps qu’il faut ramener à la vie.


#36
Le paysage africain

La lumière de Maurice Srocynski et la bande-son de Benoît Pelé sculptent des atmosphères. Ces atmosphères amènent en douceur dans nos yeux et dans nos oreilles quelque chose de l’Afrique.


#37
Scène rêvée : le duel Carina-Ariane

Ariane et Carina rêvent chacune de leur côté qu’elles se battent. C’est un combat de guerrières, de tigresses furieuses tel que celui que met en scène Tarentino entre deux femmes dans une cabane en bois (Kill Bill 1).


#38
Femmes africaines

Le paysage africain n’est pas représenté par des objets, des instruments de musique, des images, des vidéos, le paysage africain émane des africaines : Esther Ikoli, Ese Hodji, la jeune femme Bororo, Léa Ikoli. À chaque fois qu’elles apparaissent, elles imposent l’évidence d’un corps vivant. Chacune des africaines déploie un paysage africain d’aujourd’hui, un paysage très physique, un paysage en mouvement. On pressent l’Afrique, on la devine dans ces corps de femmes belles, énergiques, lucides, capables d’inventer de la vie, d’inventer de la sensualité, d’inventer de l’amour. Elles sont concrètes, physiques, ces femmes. On aime leur énergie, leur aptitude à s’inscrire dans le présent.


#39
Les portes

Le passage des lignes, le passage des portes. Le franchissement. Le passage des frontières. Toute la pièce joue avec le passage, ne serait-ce que le passage d’une scène à l’autre, d’un lien à l’autre, mais il s’agit aussi de passage du visible à l’invisible. Délicate gymnastique que le dispositif scénique réalisé par Ronan Ménard permet de tenter. Derrière la porte, derrière le rideau, il y a toujours quelqu’un. Et les morts-qui-vivent indiquent par leur présence intermittente qu’on en finit jamais avec le passage, avec l’autre côté, qu’au-delà de ce qu’on voit il y a peut-être autre chose à percevoir, à entendre.


#40
Toucher / Contact / Caresse

« Le contact en tant que sensation fait partie du monde de la lumière. »
« La caresse est l’attente de cet avenir pur, sans contenu. »
« Notre thèse qui consiste à affirmer la volupté comme l’événement même de l’avenir, l’avenir pur de tout contenu, le mystère même de l’avenir, cherche à rendre compte de sa place exceptionnelle. » Emmanuel Lévinas / Le temps et l’Autre


#41
Écart

« Ah, tout le quai est une mélancolie de pierre !
Et quand le navire quitte le quai
Et qu’on voit soudain que s’est ouvert un espace
Entre le quai et le navire,
Il me vient, je ne sais pas pourquoi, une anxiété récente,
Une brume de sentiments de tristesse
Qui brille au soleil de mes pelouses d’anxiété
Comme la première fenêtre où frappe le petit jour,
Et m’enveloppe comme le souvenir d’une autre personne
Qui mystérieusement serait moi. » Fernando Pessoa / Ode maritime


#42
Le tact

« Il y a la loi du tact.
Le respect nous commande de nous tenir à distance, de ne pas toucher à la loi respectable. Donc à l’intouchable. À l’intouchable ainsi tenu à distance par le regard (ce que veut dire le respect dans son idiome latin) ou en tout cas à distance pour veiller attentivement, pour prendre garde à ne pas toucher, affecter, corrompre. Il ne faut pas toucher à la loi qui commande de ne pas toucher. Que serait un tel vœu d’abstinence si toucher n’était pas toujours possible, effectivement possible ou promis, là ? Savoir toucher sans toucher, sans trop toucher, là où toucher, c’est déjà trop.
Il y a là la loi du tact. » Jacques Derrida / Le toucher


#43
Tendre

« Le tendre ne s’éprouve qu’à tendre.
Il faudrait donc entendre et tendre tendrement ces mots. Tendre et tendre.
La caresse ne s’acharne pas. Elle est tendre en ce qu’elle ne s’acharne pas à prendre. Elle ne se laisse pas même acharner par la chair. Elle tend plutôt à donner, à tendre, à tendre le tendre : « tiens », prends ce que je ne possède pas, ni toi, ne possédons pas, et ne posséderons jamais. » Jacques Derrida / Le toucher