Couverture de la revue Théâtre's en Bretagne n°17

(Extrait des « Notes dans la marge » de Roland Fichet publiées dans Théâtre s en Bretagne n° 17, Le rire interdit, P.U.R., premier semestre 2003. « Médée » est un texte de Hans Henny Jahnn parut en 1926, publié en France en 1998 aux éditions José Corti)

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« Médée » de Hans Henny Jahnn

RAGE. D’emblée la Médée de JAHNN jette son lecteur dans un cirque de mots tranchants, dans un théâtre où le conflit règne en maître. On sent physiquement sa présence. Il s’introduit dans chaque dialogue, nourrit sa vitalité de scène en scène, réplique après réplique, tend vers son point de condensation maximal : la catastrophe, l’événement irrémédiable, le basculement tragique. Le voyage a lieu dans une langue qui prend d’assaut l’espace poétique du drame et de la tragédie. Chez les personnages de cette Médée il y a une énergie animale qui fait feu de tout bois. Quand ils parlent, quand Médée parle, ça fait des étincelles. Créon la traite de « bête », de  « femme enragée ». Folle de rage elle l’est cette Médée noire.

CRI. Suis-je ou ne suis-je pas un étranger dans la maison du désir ? Cette question les hante. Elle jaillit de la bouche du fils aîné, du fils cadet, de la bouche de Médée comme un cri brisé. La tension sexuelle bouscule le discours, produit le flux des mots et des images.

HONTE. La plainte amoureuse de Médée traverse toute la pièce : Tu ne me vois pas, tu ne vois en moi qu’une vieille femme au corps avachi, je suis redevenue une étrangère noire, une négresse. À l’endroit où moi je te regarde tu ne vois plus Médée, tu ne vois plus celle qui t’aime. Cette plainte s’élève avec la beauté d’un chant pétri d’humaine souffrance, on y sent frémir la honte, l’humiliation.

YEUX. Pris dans le regard de Médée, prisonnier de ce regard, Jason s’ébroue, le beau Jason au sexe guerrier. Il tente un geste radical : changer de camp sexuel, s’affranchir de la femme sorcière qui lui a donné la jeunesse éternelle. À peine Jason a-t-il tenté de se libérer du regard de Médée que celle-ci arrache les yeux du messager et lui fait payer son émancipation : tout ce qui est cher à ses yeux mourra : sa jeune et belle fiancée, ses fils, sa maison et tous ceux qui y vivent.

RUT. Des corps en chaleur et des corps en rut se dévoilent, copulent sans pitié. Toute innocence est perdue, abolie, piétinée. Le désir de la femme, la crue du sperme dans le corps de l’homme, brisent tous les interdits, broient ceux qui font obstacle à leur apothéose. Le fils aîné en fait la violente expérience. La scène où l’étalon de la jeune fille prend d’assaut sexuel la jument du fils aîné saisit par sa brutalité (et sa poésie). Un geste épique qui étend son ombre sur toute la pièce.

NÉGRESSE. Elle ne cesse pas de venir, de revenir, d’être là parmi nous, Médée, l’étrangère. Cette figure nous inquiète, la figure de l’intruse, la figure de l’étrangère, la figure de l’autre. Médée est étrangère, noire, et voyante. Voyante parce qu’étrangère ? Peut-on supporter de vivre sous l’œil de voyant de l’étranger ?
Peut-on sortir de son champ, le bannir, l’anéantir, sans dépérir ?
Est-ce cet œil étranger, cet œil de voyant qui donne de la portée à mon regard ?