(Article rédigé par Marine Bachelot, auteure, metteure en scène.)

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Essayer de retracer les étapes de l’écriture de La chute de l’ange rebelle c’est se pencher sur la genèse d’un texte au statut assez énigmatique, objet singulier dans l’œuvre de Roland Fichet, par sa forme — peut-être la moins explicitement théâtrale de toutes les pièces de l’auteur —, par le mystère qu’il véhicule, la grande liberté d’interprétation et de sensation qu’il laisse au lecteur/spectateur.

Le récit de l’élaboration de La chute de l’ange rebelle (basé sur plusieurs entretiens avec Roland Fichet réalisés début 2003), à travers les étapes de travail, les lieux et la vie de l’auteur à l’époque de l’écriture, peut apporter quelques éclairages particuliers et sensibles sur le texte — sans qu’il s’agisse de l’enclaver dans des explications biographiques limitatives.


Précision / La durée de l’écriture

À la fin du texte édité est indiquée par l’auteur la période d’écriture de La chute de l’ange rebelle : « Printemps 1989 - Printemps 1990 ». Si cette année d’écriture correspond à un moment de condensation et de définition du texte, les prémisses de La chute de l’ange rebelle remontent en réalité à l’année 1985. Et c’est sur cette longue durée que doit se considérer sa gestation.

De 1985 à 1990, Roland Fichet signe plusieurs autres pièces importantes de son œuvre, qu’il faut considérer pour mettre en perspective celle qui nous intéresse ici : Plage de la Libération, pièce écrite en 1987 en réponse à une commande précise ; Terres promises, qui résulte d’une résidence d’écriture à La Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon en 1988 (Le verger des délices, texte sur lequel l’auteur travaillait en 85-86, en constituant le palimpseste) ; et encore Suzanne, dont Roland Fichet commence l’écriture en juillet 89 – l’écriture de La chute de l’ange rebelle croise donc les débuts de celle de Suzanne.


1985 : émergence de onze courts textes / Un texte né sans cible

Remontons à 1985. Roland Fichet passe quelques jours à Plougastel Daoulas : en trois jours, il écrit onze petits textes.

« Ce qui me paraît le plus juste à dire c’est que c’est la vacuité qui fait que ces textes sortent, que ça sort. Plougastel est un espace de vacance. Je n’ai pas de projet, pas de thème, j’écris vraiment des textes sur des sensations — sans matrice d’écriture spécifique. J‘écris sans visée, sans me dire que ces textes vont avoir telle ou telle destination. C’est juste en écrivant que l’on sent que c’est tel sujet qui résonne, tel monde. C’est une façon de laisser passer des mondes, par des failles qui sont présentes. »

Ces onze petits textes ont en commun avant tout un univers. Roland Fichet les regroupe provisoirement sous le titre Salle de bain. Il a la sensation d’avoir divagué du côté du roman, et pas du tout d’écrire un texte théâtral. D’où sa surprise quand il lit ces onze textes à Bernard Colin [1], metteur en scène qui travaille alors avec le Théâtre de Folle Pensée : celui-ci est séduit par les textes et considère qu’ils peuvent parfaitement faire théâtre. Quelques uns seront d’ailleurs joués par Michèle Kerhoas dans Les citrons verts, spectacle-cabaret composé de petites pièces et chansons joué en 1985, sous la direction de Bernard Colin.

« Ce qui intéressait particulièrement Bernard Colin dans ces textes, c’était l’écriture, le style, la rythmique, le côté extrêmement fragile de celui qui parle. Il m’a renvoyé à la langue, comment la langue joue, quel univers elle fait naître. Il parlait de textes « délicieux », qui permettaient de faire de « petits exploits » théâtraux. »

Roland Fichet laisse ensuite les onze textes de Salle de bain de côté.

« Les textes qui composent Salle de bain étaient des textes de pur jet, sans destination. Des textes comme j’en écris au hasard de l’inspiration, par surprise en quelque sorte, que je laisse de côté, sans jamais y retoucher parfois. »

Ces textes, s’ils restent plusieurs années au repos, seront bientôt réactivés par l’auteur.


Début 1989 : reprise / Un texte de l’après-Chartreuse, un texte du retour et du « pas de côté »

Roland Fichet vient de vivre plusieurs mois déterminants : de janvier à mai 1988 il a séjourné à La Chartreuse, avec d’autres auteurs dramatiques (Philippe Minyana, Michel Azama, Yves Reynaud, Jean-Pierre Renault). Lors de cette résidence, il a écrit la pièce Terres promises. Le désir de reprendre l’écriture de Salle de bain, de poursuivre la série des onze textes est suscitée par l’intérêt que leur porte l’actrice Valérie Dréville.

Au festival d’Avignon 88, le 16 juillet, Roland Fichet a proposé au public une mise en espace de Terres promises avec, comme interprètes, Valérie Dréville, Isabelle Mayin, Luce Mouchet, Vincent Németh, Denis Podalydes, Éric Vigner et Michel Azama. Touchée par Terres promises et le personnage de Loume qu’elle jouait, Valérie Dréville souhaite lire d’autres textes. Roland Fichet exhume la série Salle de bain, et l’actrice incite l’auteur à déployer cette écriture et ce thème, à continuer ces variations.

Ayant fini les corrections de Terres promises pour l’édition en novembre, Roland Fichet se relance au cours de l’hiver 1988-89 sur le texte qui deviendra La chute de l’ange rebelle. Il reprend les onze petits textes et en écrit dix-huit autres (qui composeront les 29 fragments du texte tel qu’il se présente aujourd’hui), ceci assez vite, en l’espace de deux mois. Le reste du travail consistera en des corrections et des réécritures progressives, jusqu’au printemps 1990, selon des modalités qu’on précisera.

Cette reprise de La chute de l’ange rebelle s’inscrit dans un temps et dans un espace : pour Roland Fichet, c’est le temps de l’après-Chartreuse et du retour en Bretagne, du retour vers le bord de mer. L’auteur, après avoir hésité à aller s’installer à Paris après l’épisode Chartreuse, a finalement décidé de rester vivre dans les Côtes d’Armor. Il s’enferme plusieurs semaines dans la maison qu’il habite à Trégomeur, petite commune des Côtes d’Armor, et y vit une période de retraite, à l’écart du monde — situation qui rappelle celle du personnage de La chute de l’ange rebelle.

« Le souvenir que j’ai, c’est que le matin je fais du feu dans la cheminée de mon bureau de Trégomeur, et j’y suis tous les jours — plus du tout dans l’environnement de la Chartreuse, où il y avait d’autres auteurs, des gens qui venaient nous voir, etc. Ce côté rudimentaire de Trégomeur était aussi très intéressant pour ce qu’il faisait vivre ; je sais que ça m’a aidé à entrer dans l’écriture. »

En écrivant La chute de l’ange rebelle, Roland Fichet s’offre aussi un espace de liberté. Il y a chez lui, à ce moment précis, un désir d’opérer un « pas de côté » par rapport aux commandes institutionnelles, aux attentes que l’on a de lui et de son écriture.

Au moment où il écrit La chute de l’ange rebelle, ont lieu les représentations puis l’édition de Plage de la Libération. Plage de la Libération, écrit en 1987, est un texte de commande (des éditions Théâtrales, et de l’association des Anciens combattants [2] — qui d’ailleurs refusera la pièce) pour lequel l’auteur a réalisé un important travail de documentation historique sur la Résistance et la Collaboration en Bretagne. Avec le recul, il a la sensation d’avoir été quelque peu piégé par le sujet, par le cadre de la commande, et surtout souhaite rompre avec ce type de processus d’écriture (il abandonne d’ailleurs à l’époque une pièce en cours consacrée à Saint-Just, Sainte Guillotine, ainsi qu’un travail intitulé Blockhaus résurrection). Si La chute de l’ange rebelle pour Roland Fichet s’écrit en quelque sorte « contre » Plage de la Libération, elle s’inscrit dans une continuité, du point de vue du travail stylistique, avec Terres promises, sa dernière pièce. Mais elle prend de la distance par rapport aux « épiques de l’intime » [3], par rapport aux voix multiples et aux personnages venus des quatre coins de la planète qui peuplent la pièce écrite à La Chartreuse. L’auteur choisit dans La chute de l’ange rebelle de changer d’échelle, de donner la parole à un seul personnage, vivant loin des bruits du monde ou de l’histoire, dans le repli de sa salle de bains. D’intime il est bien question, il n’est même question que de cela, mais sous une forme plutôt baroque, basée sur la jubilation et le plaisir de la langue.

« Travailler sur ce texte, c’était pour moi un pas de côté assez net vis-à-vis du théâtre, j’y éprouvais un autre rapport à l’écriture, une tension vers autre chose, le roman, le roman en fragments, quelque chose qui jouait davantage avec le biographique, de façon secrète. Dans cette série de textes brefs je pouvais me donner la permission de petits vertiges stylistiques : jouer avec une rythmique, des effets — je me souviens très bien du traitement des phrases, du triturage des phrases, du temps que j’y passais. Je ne savais pas ce que je racontais là-dedans, et ça m’était égal. Je jouissais de la construction des phrases, d’un certain monde de sensations. Qui pour moi traduit aussi une forme de liberté, de libération : j’écris ce qui mes passe par la tête ou plutôt par la main. Ce texte prend de la liberté, il n’est pas indexé à quelque chose, pas même à l’image qu’on se fait de moi à ce moment-là, où que je me fais de moi. J’écris ce texte-là pour respirer hors d’un champ conditionné par les autres. J’ai ce besoin de prendre un écart. »

L’écart se joue aussi dans le désir de retour au biographique, qui concerne de près La chute de l’ange rebelle : « C’est une déflagration intime, une sensation de malaise, de rupture, qui à ce moment-là s’est mise à jouer comme déclencheur d’écriture ». Cet aspect biographique, ou intime, peut facilement être refoulé dans le cadre des commandes, ou lorsque l’auteur travaille sur des formes théâtrales précises ou plus traditionnelles (fable, personnages, etc.). Ici l’absence de contrainte lui laisse de l’espace. Roland Fichet avoue que son texte en est traversé : « Le biographique intervient de façon secrète : je veux traiter d’un matériau intime, mais dans une forme très élaborée, pour éviter l’écueil de la complaisance. C’est de l’intime qui charrie du biographique, mais concassé, mis en miettes, pétri dans un récit qui ne l’est pas. Rien apparemment ne renvoie à ce que je suis ni à ce que j’ai vécu. » Le personnage de l’ange rebelle et son être au monde sont peut-être plus intimement proches de l‘auteur qu’on ne s’en doute.


Dialogue avec Valérie Dréville / Un texte élaboré dans l’échange des voix

Si Roland Fichet semble initialement explorer son penchant vers le roman, un dialogue va être déterminant pour que La chute de l’ange rebelle devienne un texte de théâtre : le désir d’une actrice, Valérie Dréville, qui sort à l’époque du Conservatoire de Paris et que Roland Fichet a rencontrée à Avignon en juillet 1988 lors de la lecture/mise en espace de Terres Promises à laquelle elle a participé. Valérie Dréville ayant exprimé le désir d’interpréter le texte une fois fini, Roland Fichet va travailler avec ce nouvel enjeu. Le dialogue qui s’engage déplace aussi ce texte intime vers l’altérité d’une interprète, qui plus est une femme. Roland Fichet, plusieurs fois, lit à Valérie Dréville des segments du texte au téléphone, tout de suite après les avoir écrits.

« Mes lectures orales à Valérie ont influencé et changé quelque chose dans l’écriture, certainement. Quand j’ai commencé à lire des fragments de La chute à Valérie, quelque chose s’est modifié. J’ai beaucoup plus insisté sur ce qui pouvait faire théâtre dans un texte qui a priori n’y était pas destiné. Son plaisir à elle de l’entendre jouait aussi sur l’écriture. Dès le moment où une personne comme Valérie décide de se saisir du texte, tu vois que tellement de choses sont possibles, et surtout, que tout l’enjeu devient la langue. Pas la structure dramatique, la fable, mais la langue. Si la langue fonctionne ça peut faire théâtre de façon puissante. Je l’avais déjà vécu avec Valérie quand elle interprétait Loume dans Terres promises, j’avais été marqué par le bonheur qu’elle avait eu à se saisir de ce personnage et de sa langue. Donc pour moi le travail c’était d’être au plus proche de quelque chose d’intime, d’un intime évidemment extrêmement travaillé dans une transposition, dans une condensation littéraire, et rythmique aussi. J’entendais la voix de Valérie, je voyais bien comment elle pouvait s’emparer de ces phrases-là. Et c’est vrai que la question du récit fragmenté ne me posait plus aucun problème. Je ne savais pas du tout si elle le jouerait, mais le simple fait de m’imaginer que quelqu’un comme elle s’en saisisse me donnait confiance. Je n’ai pas l’habitude d’écrire pour des interprètes précis comme d’autres auteurs le font, mais il se trouve que Valérie était là, aussi proche que moi de mon petit personnage. Ça transcende la chose, ça la transporte, ça l’incarne. J’ai aussi envie d’être à la hauteur de l’interprète, de lui proposer quelque chose qui la fasse cheminer. Elle en parlerait mieux que moi, Valérie, elle a vécu avec ce texte à un moment donné. C'est-à-dire qu’elle avait cet ange, qui lui parlait, elle s’est nourrie de ça. Moi j’ai fabriqué, écrit ce texte en pensant à tout ça. Avec en plus cet étonnement : c’est une femme qui allait dire un texte écrit par un homme, avec un ange qui, même s’il est ambigu, est un ange plutôt masculin. Ça réouvrait un champ qui m’intéressait beaucoup, celui du tremblement sexuel, du tremblement d’identité homme-femme, présent déjà partout dans le texte. »


Ange rebelle et salle de bains / Précision sur le titre

À l’origine, Roland Fichet souhaitait bien intituler son texte Salle de bain. Cependant il préfère le changer quand il prend connaissance du roman de Jean-Philippe Toussaint intitulé La salle de bain (Éditions de Minuit, 1985). Le nouveau titre choisi, moins neutre et moins innocent, La chute de l’ange rebelle, donne évidemment une autre couleur à l’appréhension que l’on peut avoir du texte et du personnage-narrateur. Il en renforce bien sûr l’aspect biblique — qu’il ne faut pas chercher forcément à considérer comme une clé d’interprétation unique du texte. Ce champ biblique s’affirme d’ailleurs plutôt dans la seconde phase de l’écriture (1989-1990), de même que l’exergue, un court extrait de L’Apocalypse, vient s’ajouter vraiment à la fin de l’écriture, l’auteur étant tombé par hasard sur ce passage de la Bible.

 

[1] Bernard Colin est aujourd’hui directeur de la compagnie Tuchenn à Rennes. En 1985-1986 il travaille avec le Théâtre de Folle Pensée sur la création du cabaret Les citrons verts, et sur la mise en scène du Verger des Délices de Roland Fichet (la pièce qui deviendra ensuite Terres promises). Àl’époque il rentre tout juste d’un séjour de plusieurs mois chez Eugenio Barba à Osltebro au Danemark.

[2] Dans La chute de l’ange rebelle, on peut remarquer au passage dans la bouche du personnage, p. 24, une allusion humoristique et satirique à ces anciens combattants.

[3] Les « épiques de l’intime » sont un appellation qu’a donné Roland Fichet aux écritures qui sont nées lors de cette résidence à la Chartreuse en 1988 : naissance, lui semblait-il, d’une génération d’écrivains qui rompait définitivement avec le théâtre du quotidien et faisait émerger un souffle et des formes théâtrales tressant l’épique et l’intime.