Couverture du livre El divan

(Texte intégral de « La petite aboyeuse de Camors », pièce courte de Roland Fichet publiée en espagnol sous le titre « La pequeña ladrona de Camors » in El diván - 25 autoconfesiones, Édiciones El Milagro, novembre 2003.)


En 1934, Jeanne Rivoal entre en analyse. Elle est une des premières patientes du docteur Kerhoas-Chevalier. Jean Kerhoas-Chevalier, médecin neurologue, tente depuis plus de dix ans de soigner des hystériques quand on lui soumet le cas de la petite aboyeuse de Camors. Il suit de près les travaux de Sigmund Freud. Il s’est rendu à Vienne et a rencontré une fois le célèbre docteur, en 1928, juste après la parution de ESSAIS DE PSYCHANALYSE. Jean Kerhoas-Chevalier est installé à Vannes, préfecture du Morbihan. À l’issue des dix séances acceptées par Jeanne Rivoal, le docteur Kerhoas-Chevalier a rédigé des notes précises sous le titre : Le baisement de la vierge.
Jeanne Rivoal a 20 ans quand elle entre pour la première fois dans le cabinet du docteur Kerhoas-Chevalier. Dans ses notes le docteur Kerhoas-Chevalier remarque que Jeanne Rivoal fait des efforts pour bien parler — conséquence directe de la prise en main de la jeune fille par des religieuses — mais qu’il lui arrive d’enchaîner les mots à grande vitesse, ou par petites vagues, comme si elle craignait de ne plus parvenir à les saisir.
Le docteur remarque que Jeanne Rivoal introduit dans ses propos quatre phrases qui viennent de la Bible, plus précisément de l’Apocalypse selon Saint-Jean. J’ai pris soin de souligner ces quatre phrases.

Jeanne Rivoal. Première séance. 16 juin 1934.

Silence dans ma peau. Silence. Juste ça : ko. Avec oui dans la peau que je parle pas. Les mots dans les oreilles déchirent dedans. Entendent mes oreilles. Trouvée dans une forêt je ne parle pas je grogne en ce temps juste après la grande guerre. ko ko ko ko ko. C’est ça de mieux. Le mieux que je peux c’est ça. ko ko ko ko ha ha. Une grenouille. Au bord d’une grande mare avec des grenouilles la cahute du charbonnier, mon père, ma famille. Charbonniers dans la forêt de Camors, mon père, ma famille, et d’un coup des sangliers. Tout le monde charbonniers, tout le monde une nuit hop sangliers sauf moi. Disparus en une nuit. Sangliers devenus. Sauf moi la grenouille.
C’est sûr. Tu crois pas ?
Parle pas. Moi je parle. Après plus un mot toute ma vie.
C’est convenu dix fois je parle chez toi et après fini.
Le curé de la paroisse s’est enfoncé dans le bois jusque chez les charbonniers des billets pour le Canada dans la poche de sa soutane.
Se trouve où le Canada ? Explique et en route ! Donne un casse-croûte et en route pour le Canada. Des fermes et des bois en veux-tu en voilà au Canada. Pour une bouchée de pain. C’est ce qu’il dit. En veux-tu en voilà pour une bouchée.
Mes yeux ont vu arriver le bonhomme en soutane de diable me suis cachée. Qu’est-ce qu’il croit le bonhomme soutane ? Ko. Père, mère, frères, sœurs, plutôt sangliers horde dans la forêt que le Canada. Le Canada c’est quoi ? Sangliers c’est sûr. Plus revus. Jamais.
Tu n’as rien à craindre de la seconde mort.
Pas de chaussures. Hardes en pièces, guenilles des pieds à la tête. Ça bat le sang, ça bat partout, partout sous la peau le sang qui bat.

Je cours les bois. La plus vidée des grenouilles. ko ko ko ko. Assise dans la clairière, exprès au milieu de la clairière, je gémis des petits cris, des hou hou de chouette aussi. Un jour de pluie, ramassée dans la clairière par Sohier, le garde forestier et direct chez le maire, monsieur Gandon André. En mauvais état ramassée, quasi cadavre, dans les douze ans par là. Tu crois pas ? Si, si, par là, dix, onze, douze, je sais pas.
Faut un parrain, une famille, pour la sauvageonne qui parle pas.
À la fête des chasseurs, Célestin Beuzit chante La Madelon vient nous servir à boire. Applaudi, qu’il m’a dit, toutes les mains contentes, ça frappe en cadence. Enhardi, il demande quelque chose : il veut la sauvageonne pour garder les cochons. Le maire applaudit la demande aussi : D’accord, un gars qui chante comme toi c’est ce qu’il lui faut à cette Jeanne-là — ils ont décidé ce prénom-là : Jeanne — parle pas mais chantera avec un gars comme toi qui chante.
M’a palpée comme une génisse, une pouliche. M’a regardé les dents. A dit qu’il me nourrirait. Qu’il voulait un papier du maire comme quoi l’affaire était faite.
Elle fredonne La Madelon.
Rappelle-toi d’où tu es tombée.
Tu crois pas ?
Tout là, dans la tête et partout, tout là dans la peau, moi la punie, la punie de tout de quoi pourquoi ?

Chienne chez le métayer Beuzit Célestin me voilà et qui aboie. La métairie des Landes à la lisière de la forêt de Camors. Une grosse métairie avec des pots de confitures et des barriques de cidre, deux chevaux de labours, une charrue. Je vomis la nourriture les premiers jours. Mal au ventre, la pâté j’aime pas ça. Me rend malade le pâté de sanglier. Me frappent tous, me poussent, me bourrent de coups, le patron, la patronne et les deux gosses filles, Odette et Pauline. Je grogne. Ils rigolent. De l’eau bien froide qu’elles me jettent, les deux grosses filles, les deux sales putains, dans la figure. Ko ko ko ko grrr grrr grrr. Ha ha la souillon on va la mater, on va la mater la sauvage, la chienne. Bientôt je suis grande, je pense, je leur arrache les yeux, je pense, je les ligote dès que je suis grande les deux grosses filles, un grand tas de bois je les ligote au milieu et je mets le feu, dès que je suis grande, je pense, je les grille et je les mange. Ko ko ko grrr grrr houah houah houah. Tu crois pas ?
Parle pas. Moi je parle. Après plus un mot toute ma vie.
Où je dors ? Dans l’étable. Ça sent le purin ? Ah non ça sent pas le purin, dans l’étable ça sent la bouse pas le purin. Célestin Beuzit dit : tu tomberas pas de ton lit, toi. Une grande auge avec de la paille dedans, je dors là. Quand même une demi-cloison en bois qu’il cloue lui-même Célestin, les planches d’un vieux lit clos démoli. Me veut à l’abri des yeux curieux, Célestin, même des yeux des vaches. Me fait cadeau d’un morceau de glace brisée, un bout de miroir comme dit sœur Maria la religieuse. J’ouvre les lèvres, je montre les dents, je vois mon détail pour la premier fois.
Ko ko ko houah houah.
On est là dans cette métairie des Landes, une niche pas trop mal avec de la soupe tous les jours, plus de chair sur les os, moins squelette ; on est là quelques petites années au milieu des brutes, des garnements, des papillons, des canards, des bêtes de somme, des femmes, des enfants et des vieilles dans leurs grandes jupes noires qui pissent debout, jambes écartées, sur le chemin. Et quelqu’un : le chien ! Quand ça menace toujours là le chien Kidu. Le Beuzit Célestin approche pas. Peut pas. Voudrait mais peut pas. Le chien Kidu montre les crocs, aboie, moi pareil : on sait aboyer quand il s’approche la nuit, à pas de loup, le Beuzit Célestin. Ça fait du raffut, ça réveille la patronne, le Beuzit Célestin se carapate avec ses poils roux.
Ko ko ko ko ko houah houah houah.
Tu crois pas ?
On garde, le chien et moi, les cochons dans la forêt. Sait tout le chien Kidu : gémir, couiner, aboyer, gratter, courir. On tourne les deux autour des cochons. Des grands ronds. Tous les deux on bondit large autour des cochons. Ça monte dans ma peau, dans ma gueule, les abois. J’aboie. Avec Kidu j’aboie. La nuit les étoiles aussi quelquefois aboient, tu crois pas ?
On chasse Kidu et moi lièvres lapins oiseaux faisans poules d’eau. On tue, on tranche à coups de dents, on mange. On lape dans les ruisseaux. On broute aussi quelquefois pour se laver l’estomac. On est frais et fringants Grand Chien et moi, Kidu et Jeanne. Ils ont peur. Célestin Beuzit se méfie de son chien de garde. Ko ko houah houah.
Il me renifle de loin Beuzit Célestin.
T’approche pas.
Veut me traîner, pousser, tirer à l’église. Le curé de la paroisse aussi.
Vivre comme une sauvage dans les bois avec un chien c’est pas digne d’un être humain, c’est pas chrétien, ça suffit ! Pourquoi ? C’est là que ça sent bon et qu’il y a des lapins. Des grimaces dans mon morceau de miroir, des petits cris, des i, des o, des a, des u.
Tu me crois pas ?
Parle pas. Moi je parle. Après plus un mot toute ma vie.
C’est convenu dix fois je parle chez toi et après fini.
Deviens fidèle jusqu’à la mort, je te donnerai la couronne de vie.
Feux de la Saint-Jean. Dix-sept ans. La belle colère. Là ils m’ont serrée. Et après enclose. Ko. Des feux de beauté. Des bûchers partout. C’est dans ce pays la grande beauté de l’année. Un grand feu à chaque croisée des chemins, tout le monde danse. Vous pas ? Vous ne dansez pas ? Fête de la Saint-Jean : les gars et les filles bondissent main dans la main par-dessus les brasiers. Je soupire, je soupire après cette folie, cette nuit-là, la nuit de la Saint-Jean d’il y a trois ans. Je ruisselais de partout. En sueur et rage de partout. Personne n’a tremblé comme moi de chaud, de joie, de peur, de fureur. Personne n’a sauté comme nous, Kidu et moi. Tous les deux on hurle, on court à quatre pattes ; de village en village on saute tous les feux. J’aboie à pleine voix, le fond de la forêt est en moi, en moi toute la forêt. On vole par-dessus les flammes.
On a poussé les deux grosses filles de Célestin Beuzit dans le feu juste un peu, elles ont été un peu secouées les deux grosses filles, Odette et Pauline pas de quoi… même pas brûlées, juste un peu, fallait les entendre brailler les deux grosses filles, le poil grillé.
J’ai tué personne. Les plus vifs abois de ma vie. En pleine forme de jeune chienne. Tous les mâles après moi. Les garçons et les filles comme fous. Tous. Hurlaient tous comme des chiens après la chienne, les gaillards.
Où m’a emmenée ma force de chienne, mon chant de chienne ? Me reste quoi de cette force-là ? Rien. Vous me prenez tout. Les jeunes mâles hors d’eux-mêmes ont poursuivi, pourchassé Jeanne la chienne, la bave aux lèvres. Elle a bondi dans un arbre Jeanne la chienne, me suis blottie dans un chêne creux. M’ont perdue les furieux, se sont jetés sur les filles dans les buissons, les ont chevauchées en glapissant.
Personne n’offense personne. C’est la Saint-Jean.
Quelle honte ! quelle honte ! C’est le groupe des vieilles filles — ne sautent plus depuis belle lurette celles-là — qui gémit aux pieds du curé.
Une sorcière impie, a-t-il dit en chaire le dimanche suivant, a foutu le bordel. Elle a ébranlé les principes physiques et spirituels de l’amour.
Peut-être un autre mot que bordel, probable même.
Ils ont tué Kidu.
Ils m’ont traînée devant Notre Dame du Roncier, la Vierge de Josselin qui miracule les aboyeuses.
Le baisement de la Vierge.
La foule était là.
La cérémonie de la guérison de la folle qui aboie.
Avec cloches et évêque.
Halte, halte, laissez-moi. Grand tumulte. Hurlement de Jeanne.
Trop tard.
J’ai baisé la Vierge. Ko ko ko ko.
Miracle ?
Je suis guérie. Je parle. Je suis là.
Depuis trois ans les religieuses me cuisinent de mots, m’en mettent plein la bouche.
Et maintenant toi.

Rappelle-toi d’où tu es tombée.
Ton amour, ton premier amour, tu l’a abandonné.

Je vais, les religieuses, les manger bientôt.
Oh que j’ai envie d’aboyer.
Elle lâche un grand rire-aboiement.