(Texte rédigé par Damien Gabriac, acteur du spectacle « Anatomies 2009. Comment toucher ? ».)

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J’ai 22 ans et mon histoire est une histoire de cycle.

À 11 ans j’ai eu un cancer.
Un cancer, oui.
Un petit, posé sur le testicule gauche.
Mon côté gauche a toujours été mon côté d’anormalité. Ma jambe gauche est plus courte, ma narine gauche est bouchée, j’ai le nez cassé. Mon épaule gauche est bloquée et je suis à moitié sourd d’une oreille, celle de gauche bien entendu. J’ai aussi un trou, du côté gauche, dans les cheveux. Je me suis cassé un seul os dans ma vie, et c’est celui le plus à gauche, celui tout au bout de l’auriculaire, de la main gauche. Évidemment, je suis droitier et maladroit et gauche de l’autre côté.
Et à 11 ans, tel un frelon robuste et pataud sur un litchi juteux
une tumeur se dépose sur ma couille de gauche.

Une histoire de cycle.

C’était par un bel après-midi ensoleillé. Pédalant de toutes mes forces pour atteindre la deveze aux six hectares. Le plus grand champ de mes parents. Robert et Bernadette cultivent une exploitation de trente hectares sur la commune de Bozouls, célèbre pour son trou. Donc, je moulinais comme un forcené, dans le but de rejoindre Matthew et Badouine, amis cyclistes, imaginaires amis, qui étaient déjà loin devant. Ils m’avaient semé aux Prades et je ne les apercevais même plus depuis que nous avions passé le Caïre, le pré carré de Bolez, hameau le plus près de Carnus.
Je me retrouvai seul sur la route. En fusion sous le soleil écrasant. Entre déshydratation et évaporation. Me voilà au pied de la plus hors catégorique des côtes, celle qui va de Paume au carrefour de Bertholène, Concourès et Bezonnes.

Un critérium.

Tel un Jan Ullrich, vainqueur du tour cette année là, je restais les fesses collées à la selle. Ne jurant que sur la force de mes cuisses et la rudesse de mon braquet. Quand soudainement, aux deux tiers de l’escalade, je sentis entre la selle et mes couilles, une piqûre. Un éclair foudroyant, stimulant d’abord, insupportable ensuite. Mon cancer se développait. J’ai fini la course en danseuse. Dernier.

Premier cycle.

J’ai de grosses cuisses, je suis petit et je suis bossu. Tout ça, c’est le vélo. Tous ces défauts, c’est le vélo. Mais avec ma bicyclette, j’avais la liberté d’aller ramasser des mûres au bord des chemins de Barriac, Lédénac, Florac, Séverac, Balsac, Gabriac.
Je m’appelle, Damien Gabriac, et j’aime par-dessus tout la confiture de mûres.

J’ai joué seul toute mon enfance. J’ai passé ma solitude à envoyer des ballons ou des balles contre les murs de ma maison. Cette merveilleuse loi du rebond m’a très longtemps occupé ; jusqu’à ce que je puisse sortir loin de chez moi avec un vélo, un VTT rouge, cadeau de mes parents. Et je partais avec mes amis imaginaires, on partait pour faire la course. Des centaines de kilomètres. Surtout l’été. Mes amis n’arrivaient même plus à me suivre. Gagner, gagner, gagner, être le meilleur du monde. Tout seul. Une vocation. Toujours plus loin. Plus vite. Jusqu’à plus d’eau dans la gourde. J’ai l’esprit de compétition. Même qu’à vélo, j’allais plus vite que les chiens, j’étais meilleur qu’eux pour garder les troupeaux.

Dans la peau d’un cycliste.

Tous ces muscles sur moi. Mes cuisses, des jambons. Ce désir de conquête. Une carrière m’attendait. Je devais être une star de la piste, le meilleur, le plus beau, avec les tee-shirts jaune, vert et à pois rouges. Tout ça sur les Champs Elysées. Mes adversaires je les humilierai avec hargne et acharnement. Me mesurer à d’autres pour connaître ma valeur d’homme ne me faisait pas peur. De toute façon, j’allais détester perdre avec une telle vigueur, que jamais je n’échouerais. C’était ma décision d’adulte.
Mais je ne pouvais plus poser ma couille sur une selle.
Au lieu de regarder, la tête haute, la cime trouble des sommets ardents, je scrutais mon entre-jambes. Il m’est même apparu que mes cuisses étaient énormes, et mes couilles toutes petites en comparaison.

Cycle par terre.

Deux mois plus tard je commençai le théâtre. Pour la première fois je me fatiguais sur un plateau, pour la première fois je jouais avec des amis en vrai. Tellement vrais les humains sur les plateaux.

Aujourd’hui j’ai quitté la montagne nord-aveyronnaise pour la Bretagne. Pas le même relief. Je n’ai pas de nouvelle de mes amis imaginaires, ils doivent toujours pédaler. Je n’ai pas rencontré Jan Ullrich ou Lance Armstrong (camarade de testicules cancéreux). J’ai rencontré un auteur et un metteur en scène : Roland Fichet et Stanislas Nordey.

Mon cancer du testicule gauche a bloqué ma puberté pendant 6 ans.
J’ai 22 ans.