Béto, Eric, Hamsatou, Elli, Adamou, Animatou nous emmènent au bord du fleuve Niger. Nourriture, boissons. J’ai donné de l’argent à Béto qui a pris en main le ravitaillement. Nous avons loué un petit bus. Nous sommes une douzaine. Nous nous installons sur de grandes nattes sous des manguiers. Un paradis. Le jardin d’Eden. Papythio monte dans les arbres cueillir quelques mangues mûres. Les phrases du spectacle traduites en germa rebondissent de bouche en bouche. Les acteurs ont maintenant le don des langues africaines. Ils se soumettent avec jubilation et habileté à cette gymnastique : prononcer des phrases dans des langues qui leur sont totalement étrangères. Partager une langue crée immédiatement une complicité physique, sonore. Cette entrée dans le spectacle par le partage des langues que nous vivons dans chaque pays a quelque chose de magique. Ça passe par les corps, par les voix, par le secret des sons. La puissance des mots-sons ! après le repas, sous les manguiers, la discussion déploie ses ailes. Grande concentration. Grande écoute. Eric nous conduit sur les chemins de la tradition, de la transmission, du rapport aux parents, grands-parents, ancêtres. Longue et puissante évocation de ce qui parle en nous. Ils ouvre le sens de la dernière partie du spectacle.

« Si une nouvelle fois sous ta plume surgit le mot ancêtre, laisse les mots venir, laisse parler en toi ceux qui ont besoin de toi pour se faire entendre. » Je suis convoqué. Anatomies continue de s’écrire au bord du fleuve Niger.

Les femmes parlent de la première partie d’Anatomies. Elles insistent sur ce qui est dit sur la scène qui jamais n’est dit dans le couple africain, sur ce qu’un homme et une femme ne se disent jamais.

Dans l’après-midi, nous nous baignons tous ensemble dans le Niger. Jeux. Rires.

Hamsatou les pieds dans l’eau : « J’avais oublié que je pouvais vivre des moments aussi joyeux. Ça ne m’était pas arrivé depuis des années. »

Hamsatou a six enfants. Quand elle a pris la parole pour dire comme les textes sur le toucher l’avait atteinte, j’étais ému.

Béto m’épate. Il est devenu un organisateur et un animateur efficace. Le petit Béto d’il y a six ans, le gosse des rues vif et malin a pris de l’étoffe. C’est un homme et un artiste subtil.

Un moment de grâce, un moment de joie partagée dans un des pays les plus pauvres de la planète.

Ce dimanche, au bord du Niger, suscité par Béto et Hamsatou, j’ai essayé de revenir sur la genèse du texte : « J’ai un ancêtre coincé dans la gorge… » L’ai-je écrit alors que mon père était malade ? L’ai-je écrit frappé par les élans de fureur et les moments de stupeur (désespérée ?) qu’exprimait son visage dans cet hôpital de Ploërmel ? L’ai-je écrit au moment où il a cessé de parler ?

Mon père portait en lui un violent débat avec son héritage intime, avec tout ce réseau serré de lois et d’obligations, de croyances, de pratiques sociales et familiales dans lequel il était pris.

De mon père, nous glissons à la Bretagne et aux rapports entre les morts et les vivants en Bretagne, entre la langue bretonne et la langue française, entre les croyances archaïques et la religion chrétienne. De quoi hérite-t-on quand on est celte ?