Décalage. Remuant des carnets, des notes, je tombe sur quelques phrases écrites dans une chambre de Dijon le 23 mai 2002. Dijon / Frictions 2002. Un festival de théâtre somnanbule. J’accompagne des acteurs qui lisent quelques-uns de nos textes sous les lambris d’un hôtel particulier. Je déambule.

Nom propre. Dans une coulisse du théâtre (une ancienne sacristie), avec cinq ou six personnes, Robert C. tourne quelques pages de son roman familial, explore quelques articulations intimes, esquisse un paysage, souligne des évènements (l’écroulement du garage paternel en 1981…). Il entre dans les bouts de film, les images qu’il a accumulés avec douceur, tente des passages. Ce qui se joue : un rapport de confiance. Robert C. propose à sa demi-douzaine d’invités un rapport de confiance. Dans la pièce où il reçoit Robert C. ne veut pas plus de personnes qu’il n’y en a dans sa propre famille. Pas de cinéma.

Politique. Le rapport de confiance. La lutte qu’il faut mener pour se laisser habiter par la confiance. Le choix politique que cette façon d’être induit. Le contraire du rapport de confiance : le rapport de défiance. On connaît.

Errance. Le nom propre revient sans cesse dans Frictions. Y compris dans les installations et vidéos (Madeleine de Geneviève Verseau…). Ça passe et ça repasse par l’autobiographie, par le roman familial. On sort de chez Erri de Luca, de chez Kaye Gibbons, on se glisse chez Noëlle Renaude… et voilà que le nom propre se diffracte en mille noms propres. Tremblement au sein de cette foule de noms propres. Explosion de l’autobiographie. Renversement.

Politique. Comment se nomme tout le monde ? Comment désigne-t-on tout-le-monde ? Le philosophe murmure à mon oreille que ce tout-le-monde là ne peut pas être désigné par le terme de majorité. Ce tout-le-monde là, le tout-le-monde de Ma Solange, comment t’écrire mon désastre, Alex Roux, malgré le paradoxe, c’est la minorité, celle qui tombe toujours à côté de l’Histoire. La majorité ce sont ceux qui s’identifient au Pouvoir, à l’Institution. Ils ont le Pouvoir (mais pas la puissance). Ils sont la Majorité.

Ruminations 1

1 - Le charme des gens, des petites gens. L’envie d’être au-milieu d’eux, avec eux, d’en faire partie.

2 - L’incertitude. La forme littéraire/théâtrale (les formes) inventée par Noëlle Renaude apaise mon incertitude, m’invite non seulement à vivre avec mais à la cultiver. Elle marche avec l’errance cette incertitude. Elles vont ensemble. Avec elles on a toutes les chances de draguer le réel, de le rencontrer au détour d’un zigzag.

3 - Minorité. Encore cette histoire de minorité mais cette fois dans la langue, dans les langues sculptées par Noëlle Renaude. Des langues mineures, des parlers, des idiolectes, des bégaiements qui redonnent du jus au corps de la langue, qui le font jubiler ce foutu vieux corps de la langue.

4 - Plus on cherche plus on est habités par l’incertitude ?

5 - Ce qu’on ne sait pas on ne le sait pas. (On dirait du Jean-Marie Piemme)

Mutilation. Tous ceux qui tombent (Samuel Beckett), Melancholia II (Jon Fosse), Absalom Absalom (William Faulkner)… Ces œuvres évoquées par Philippe Minyana sous le plafond peint de l’Hôtel Bouchu le mercredi 15 mai prennent le pouls de la vie, de la mort dans la vie, de la vie dans la mort. Elles sont écrites au plus près des corps. Au plus près des corps des marginaux et des sauvages. Au plus près des corps mutilés. Ces écrivains connaissent la mutilation. Intimement.

Ruminations 2

La culture éloigne. De qui, de quoi la culture m’éloigne-t-elle ? La culture m’a éloigné :

a - des pauvres

b - des chiens, des vaches, des poules…

c - des arbres.

Qu’est-ce que la culture m’a fait perdre ?

Vivre comme un chien, vivre en contact avec la terre : je ne sais plus.

Ce ne sont pas uniquement Beckett, Fosse et Faulkner qui m’ont conduit à ces ruminations ; c’est surtout ma mère. Je me suis promené avec elle tout l’après-midi du dimanche 12 mai. Elle m’a raconté des bouts de sa vie de gamine, de sa vie de petite sauvageonne née et élevée dans un village archaïque du Morbihan profond. (J’y suis né aussi). Des histoires crues, des histoires au ras de la terre et des êtres (animaux, hommes…). Elle m’a demandé : Qu’est-ce qui fait que tu t’es arraché à tout ça ? La culture, j’ai répondu.

1 - Les gens qui se baffrent de culture sont très occupés.

2 - Je regarde avec attention les programmateurs et responsables culturels. Ils sont en contact quotidien avec des œuvres magnifiques. Est-ce que ça se voit ? Est-ce qu’un peu de la lumière des œuvres continue d’émaner de leur personne ?

3 - Le syndrome du nénuphar. Quand le nénuphar étale sa beauté sur toute la surface de l’étang, quand il triomphe aux yeux de tous, il est déjà mort. La racine qui le nourrissait s’est détachée du fond de l’étang. Plante-cadavre il expose sa parure et son paraître. Il ne vit plus.

4 - Toute extension de pouvoir suscite un bond dans l’échelle de la cruauté. De quelle qualité de cruauté doit-on faire preuve pour passer de local à régional, de régional à national, de national à européen, d’européen à mondial ?

5 - Le théâtre n’est pas tout. Il a des bords.

6 - Tout ne se vaut pas.

7 - Ce festival n’est pas conçu comme une exposition de richesses mais comme un parcours, comme une exploration de processus de création.

8 - Joie. « Le tyran a besoin de la tristesse de ses sujets. Il a besoin d’attrister la vie. » Spinoza/Deleuze.

9 - Amitié. « À quelle condition la pensée peut-elle s’exercer ? La condition : l’amitié. L’amitié est une catégorie nécessaire pour penser. » Deleuze.