Suzanne. Un jeune metteur en scène parisien me déclare par e-mail sa flamme pour Suzanne et me demande si je l’autorise à mettre en scène cette pièce. J’ai un faible pour Suzanne. La dernière mise en scène remonte à 1999, à Santiago, au Chili. En espagnol. Mise en scène de Adel Hakim. Alexis, qui a assisté aux représentations de Suzanne à Santiago me dit qu’au début de la pièce les spectateurs riaient et qu’à la fin certains pleuraient. J’aurais aimé être là. Est-ce qu’à Saint-Brieuc ils pleuraient ? Je garde en moi une trace vivace de la mise en scène d’Annie en mai 1991, sur la scène du théâtre de Saint-Brieuc avec Fabienne Rocaboy et Monique Lucas dans les rôles de Suzanne : Suzanne 1961, 1971, 1981, 1991, 2001. Un soir de grâce à Saint-Brieuc. Un public vivant. Tous les étages de ce théâtre à l’italienne peuplés d’un public ouvert, qui respire avec la représentation. Et après la représentation Daniel Poignant, directeur de la Scène Nationale, une bouteille de champagne à la main, félicitant chaudement Annie ; Claude Saunier, maire de Saint-Brieuc, plaisantant sur le 10 mai, décidément une bonne date, Emmanuel de Véricourt, directeur du Théâtre National de Bretagne, bluffé par la jeune Fabienne Rocaboy ; et tous les amis de Saint-Brieuc, de Rennes, de Bretagne…

Autre représentation-événement de Suzanne pour moi, celle qui s’est déroulée au Centre Culturel de Mauron dans le Morbihan, mon pays d’origine et le pays d’origine de Suzanne. Plus de 500 personnes du canton s’étaient déplacées pour voir Suzanne. Une atmosphère rare, fervente. Une sorte de convocation secrète. Tout Saint-Brieuc de Mauron. Des anciens venus du Plessis-Clouët en Ménéac, le village de ma mère, où je suis né. La famille déployée jusqu’aux oncles et tantes improbables : Nana Chevalier, la couturière qui se rêvait styliste, Edouard Fichet, le boucher esthète de la viande, boucher au Cameroun dans les années 60, et même Victor Fichet, l’éternel rival de son frère, mon père.

De loin tout cela fait un peu image d’Épinal ou scène flaubertienne. Au premier rang bien sûr : monsieur le vicomte de Kersabiec, maire de Saint-Brieuc de Mauron et conseiller général accompagné de sa mère née de la Morlaix apparentée au Desgrées du Lou ainsi que Coleu, maire de Mauron et le maire de Néant sur Yvel.
Ridicule ? Non, ce peuple réuni par Suzanne n’avait rien de ridicule. Il venait de Suzanne. C’est Suzanne qui le générait. Une vraie assemblée qui pressent qu’elle va partager quelque chose, un secret.

Dès le début de la pièce l’évocation d’évènements troubles liés à la Résistance, évènements qui ont réellement eu lieu dans ce coin du Morbihan, les a fait trembler, ces chers habitants du pays de Brocéliande.

La scène du cimetière, scène 2 de la IIIème partie, les a suspendus entre ciel et terre. Suzanne, prononçant leur nom, venait les chercher jusque dans leur fauteuil, les désignait l’un après l’autre, les transportait sur la scène et sans doute bien au-delà. Un sortilège. Un de ces tours mystérieux, magiques que le théâtre offre parfois. La présence palpable de la communauté des morts et des vivants de ce morceau de landes, de forêts, de champs, de rochers, en plein cœur de la Bretagne, communauté révélée par la puissance rituelle de la parole théâtrale. Écrivant cette scène, appelant leurs noms, je les avais convoqués, invités en esprit à venir partager ce geste de résurrection mais à aucun moment je n’avais pensé qu’un jour Suzanne se présenterait devant eux en chair et en os et qu’ils se présenteraient devant elle. Ce type de rencontre ne peut être préméditée.

Bernard Escalon, l’interprète de la Dernière personne dans cette Suzanne, a gardé un souvenir ébahi de cette étrange représentation : « Mais d’où sont-ils sortis tous ces gens ? On traverse des bois, on arrive dans un bourg qui a l’air vide de tout habitant, on nous emmène dans une salle de spectacle érigée en plein champ, le désert… nous entrons sur scène nous nous retrouvons devant une salle bourrée jusqu’à la gueule de gens de tous âges les yeux braqués sur nous. »

Fragment de la scène 2 de la partie III
Suzanne appelle les morts.
Un assistant allume les cierges. Pour chaque mort nommé il allume un cierge.
Suzanne.
La morte. Le mort. Les morts.

Suzanne. — Berthe Marcadoux.
La morte. — Présente.
Suzanne. — Eugénie Lamandé.
La morte. — Présente.
Suzanne. — Christine Duval, Joseph Meunier.
Les morts. — Présente. Présent.
Suzanne.— Jean Urien.
Le mort. — Présent.
Suzanne. — André Théaud. Albert Pencolé. Amélie Maudieu. Bernard Le Pavec. Jules le Crann. Armande Person. Emile L’Hermite. Marie-Thérèse Fauvette. Jean Kerfur. Joséphine Bégasse. Robert Kalonec. Christian Lemée. Eugène Gaudin. Anne Raffray. Marie-Cécile Le Gonidec. Marcel Coudreuse. Jean-Baptiste Fourrage. Ernest Oger. Yves Lemeur. Ludivine Trégouët. Léa Guihard. Paul Ruelland. Lucie Pidou.

Les acteurs de cette Suzanne : Fabienne Rocaboy, Monique Lucas, Daniel Marchaudon, Olivier Rabourdin, Alain Guiho, Bernard Escalon, François Le Gallou.
Mise en scène : Annie Lucas
Assistant : Pascal Del’Din
Lumières : Maurice Srocynski
Décors : René Delcourt

Une autre mise en scène de Suzanne, à l’école de théâtre de la rue Blanche de Paris (ENSATT), en 1996, réalisée aussi par Adel Hakim m’a mis en contact, directement sur le plateau, avec des acteurs qui quelques mois plus tard sont entrés dans l’histoire de Folle Pensée : Charlie Windelschmidt, Prunella Rivière, Elise Roche, Joris Casanova, Maria Bergès…

Au festival Quai des Artistes de 1997 au Légué Saint-Brieuc, Charlie Windelschmidt et sa bande, étoffée d’actrices venues de l’école de théâtre de Besançon — Jeanne François, Delphine Simon — créèrent le Kabaré Dérézo, et dans la foulée la Compagnie Dérézo, qui s’est installée à Brest.

Charlie Windelschmidt, Jeanne François et Delphine Simon font aujourd’hui partie du chantier Grand-Mère Quéquette, œuvre de Christian Prigent. Le processus de création engagé à partir de Grand-Mère Quéquette débouchera sur un ou plusieurs spectacles en mars 2006 au Centre Dramatique de Bretagne de Lorient. Metteurs en scène : Annie Lucas, Madeleine Louarn, Julie Béres, Martine-Joséphine Thomas, Charlie Windelschmidt, Alexis Fichet.

Venues de l’école de théâtre de Besançon, Jeanne François et Delphine Simon ont atterri à Saint-Brieuc. À l’époque je dirigeais régulièrement des ateliers dans cette école. En 1996, j’ai eu le plaisir de mettre en scène le spectacle de sortie de cette promotion dont les deux stars étaient Jeanne et Delphine. À l’ENSATT, alors à Paris, en 1996, la promotion de Charlie, Prunella, Elise, Joris, Maria… jouait Suzanne et Quoi l’Amour. Les interprétations de Fur et Brahame par Charlie Windelschmidt et Joris Casanova m’ont séduit. L’énergie, la disponibilité, l’invention de Charlie Windelschmidt m’ont impressionné. Nous sommes devenus amis.

Les pièces c’est aussi un chemin pour l’amitié. Merci Suzanne.

Et Santiago, avec toi Adel, et ces répétitions de ma pièce cette belle langue espagnole.