(Observations de Roland Fichet sur les répétitions de Naissances / Le chaos du nouveau, publié dans le Journal de Folle Pensée, mars-avril 2000)

 

1.
Décembre. A La Passerelle Scène Nationale de Saint-Brieuc et ensuite au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.


Les acteurs lisent plusieurs fois Reconstitution et Description de Philippe Minyana, Le tueur souriant de Jean-Marie Piemme et ma pièce Tombeau chinois. Ils lisent aussi d'autres textes que leur propose Stanislas Nordey : Douze notes prises au nord de Bernard-Marie Koltés et plus tard Corps du délit de Didier-Georges Gabily.
Stanislas Nordey écoute attentivement chaque voix, note à chaque lecture d'une des trois pièces les nouveaux signes repérables qui fournissent des indices de sens: la ponctuation, les graphies, les mots énigmes, la forme des phrases, les rythmes singuliers, le jeu des sons et le sens. Chacun de ces textes révèle un petit bout du monde. Par ce petit bout du monde peut-être qu'on peut voir tout un monde.
Stanislas Nordey mène une enquête minutieuse. Il détecte des fenêtres, jette un fil, invite les acteurs à regarder par ces fenêtres. Le texte se déplie dans les voix, dans les corps. Dans Tombeau chinois le mot comédie, tout seul entre deux points dans la dernière partie du texte, introduit une hypothèse de travail: il y a peut-être là-dedans un frottement particulier de la comédie et de la tragédie, de
l'humour et de la cruauté.
Passent quelques jours et un autre code entre en jeu et en scène: une écriture physique. Les corps entrent dans la danse. Stanislas Nordey noue les deux syntaxes. Les mots deviennent mouvement, deviennent matière en mouvement, génèrent un rythme profond, intime. Quel est le rapport entre le rythme et l'émotion ? De quelle puissance de révélation se chargent les corps des acteurs et par quel chemin ?
Il y a comme une géographie du chaos qui est dessinée par les corps en mouvement des acteurs, les corps en mouvement de souffle, les corps en mouvement de voix. Je rêve une géographie secrète, mystérieuse, jamais totalement saisissable. J'imagine que texte après texte, pièce après pièce les corps de ce groupe d'acteurs vont dessiner une géographie complète du chaos du présent, du chaos généré par notre présent.

 

2.
Dans La Passerelle, petite salle en pente dite La Bobine. Metteur en scène Robert Cantarella.

Analyse méthodique de Dans l'ombre portée de la lune de Michaël Wildenhain, auteur allemand.
Impasse. Abattoir. Tuyaux rouillés. Voies ferrées. Ancienne usine. Des skinheads. Un texte écrit au couteau.
Robert Cantarella met en place des formes, des chemins de formes pour articuler (et désarticuler) corps et voix. Il fait apprendre et répéter deux chants allemands dont L'hymne à la joie (symphonie n°9 de Beethoven). Il parle des objets et de leur circulation. Les acteurs s'entraînent à les manipuler, à les jeter, à les attraper.
Échange entre Robert Cantarella et le scénographe René Delcourt. On conduira les spectateurs dans de petites maisons et de là, par la fenêtre, ils verront trois pièces: les pièces de Michaël Wildenhain, de Alexei Schipenko et de Paol Keineg. Sur le sol il y aura quoi ? Des biscottes. Un tapis de biscottes. Les acteurs disposeront sur le sol un dallage de biscottes et les personnages s'avanceront sur ce dallage de biscottes.
Je cueille une image: Jeanne François en déséquilibre sur une planche portée par deux hommes. Très grande, elle s'avance vers moi sur ce piédestal mobile. Les phrases qu'elle prononce sont nettes, ce sont des phrases écrites par Michaël Wildenhain.
Le chaos du présent en Allemagne. J'aime l'idée que dans Naissances / Le chaos du nouveau quelque chose se joue entre l'effondrement et la résurrection. Je la retrouve ici, fugitivement.

 

3.
Dans La Passerelle, Petit Théâtre. Metteur en scène Annie Lucas.


Octobre. Répétitions de Ah de Sophie Lannefranque.
Annie Lucas explore le mouvement du texte de Sophie Lannefranque, repère tous les mouvements des personnages, des figures. Ça entre, ça sort, ça bouge beaucoup. "Le plateau est comme un poumon qui se vide et se remplit" dit Annie.
Entraînements physiques, rythmiques. La pièce Ah lue comme une partition rythmique. La vibration du groupe qui s'articule et se désarticule en douceur. La singularité plastique, physique de chaque personnage/acteur se construit.
Intervention d'une chorégraphe: Cécile Borne. Les béances du texte. Exploration de ces béances. Ce qui se dit dans le texte et dans les trous du texte. Le trou est au centre de la pièce de Sophie Lannefranque.
On peut dire sans doute que c'est le trou qui le génère.
Février. Pensant aux pièces que met en scène Annie Lucas : La douzième bataille d'Isonzo de Howard Barker, Vous Êtes tous des fils de pute de Rodrigo Garcia, Manège de Éléonore Weber et Ah, je me dis que chacune de ces pièces joue avec l'abîme. De temps en temps au cours des répétitions un rire rythmique naît de cette danse sur les bords de nos abîmes.