Langue(s) et langages

Qu’est-ce qui fonde ce théâtre ? Après avoir écouté des auteurs dramatiques de différents pays choisissons de répondre : la langue. Au cœur du théâtre se joue l’élaboration de la langue, l’invention de la langue, la ruse des langues pour lutter contre la langue de bois, contre la langue morte. Le champ privilégié de cette lutte c’est la scène de théâtre. À cet endroit langues et langages du corps et de la scène s’enlacent, s’entrelacent, font signes et sens. La scène produit un certain désordre. C’est là, dans ce que crée une langue in-ouïe, dans ce qu’elle produit d’in-su, d’in-attendu, d’in-entendu et dans le désordre de la scène, dans la syntaxe animale, que poétique et politique s’épousent. Il y a un usage politique de la langue sur scène. Nous le cherchons dans ce qui est dit mais aussi dans la façon dont la langue est mise en jeu, jouée, déjouée, par l’écrivain, par le metteur en scène, par les acteurs.


La brèche du présent

Celui qui joue au moment où il joue creuse une brèche entre le passé infini et le futur infini et aussi entre le passé récent et le futur immédiat. Pour donner à voir et à entendre il se tient dans cette fêlure du temps, entre ces deux monstres, interrogeant l’un et l’autre, malmené par l’un et par l’autre, pressés qu’ils sont de se fondre et de se perdre l’un dans l’autre. Il creuse son humble tranchée avec des mots, des gestes, des silences, des combinaisons, des structures, des architectures, pour que puisse se glisser l’indispensable et fragile incandescence du présent. Il sculpte la matière sonore, il sculpte les mots pétris de mémoire mais aussi épuisés par leur longue marche, menacés souvent par les bouches niveleuses qui les vident de toute substance, de toute pensée. Il incise le flux continu du sens, le flux continu du temps. Il convoque dans le présent les fantômes du passé et de l’avenir.
Tout cela on peut aussi le dire du poète dramatique.
L’acteur et le poète dramatique se rencontrent aussi à cet endroit.


La langue du passage des frontières c’est l’art

L’art ne pose-t-il pas dans son essence même la question du passage, du passage des frontières ? Et singulièrement le théâtre puisqu’il ne peut y avoir théâtre sans passage, sans transmission, transgression, trans(e), trafic, au bout du compte sans traduction, sans mise en scène. Puisqu’il ne peut y avoir théâtre sans public.


La transmission réciproque

La mise en scène, la traduction, n’est-ce pas cette écoute, cette attention intime, ce chemin ouvert au texte de l’autre, à la parole de l’autre, à l’étrange qu’apporte avec lui tout étranger ? Toute mise en scène met en jeu une transmission réciproque…


Il faut être plus d’un pour faire du théâtre

Dans le théâtre, sur la scène, s’articulent plusieurs écritures : celle de l’auteur, de l’acteur, du metteur en scène, du scénographe… Les écritures dramatiques d’aujourd’hui ont besoin de la scène, du public, pour éprouver leur densité, la pertinence des formes qu’elles proposent, leur « tenue de route » en quelque sorte, leur capacité à tenir la route et à la tracer cette route. Les écritures d’aujourd’hui ont besoin de metteurs en scène contemporains qui ré-inventent le rapport de la scène et du texte, qui ré-inventent le rapport de la scène et du monde.


Comment passer de l’autre côté sans tout perdre ?

Cette question m’a été posée par un metteur en scène africain, tunisien précisément, à Gabès, alors que nous étions en pleine répétition d’une pièce de théâtre : comment passer de l’autre côté sans tout perdre ?
De l’autre côté de quoi ?
De l’autre côté de nos habitudes, de nos modes de vie, de nos traditions, de nos savoirs, de nos croyances, de l’autre côté de la mer.
Comment passer de l’autre côté et revenir ?
Comment passer de l’autre côté et transmuter en puissance créatrice nos arrachements ? nos révolutions ?